Poètes et Balladins
» Ohé ohé !
Nous nous tenons en équilibre au milieu des airs, nous vagabondons par les chemins, nous nous précipitons la tête en bas pour amuser ceux qui nous regardent. Quelque chose nous pousse à faire ce métier.
[…]nous nous sommes enfoncé dans l’âme un tas de choses dures et nous l’avons cerclée avec du fer pour qu’elle file droite dans ses voyages, que ses mâts élastiques aient une volée plus haute, et que fièrement, au soleil, elle sépare bien les flots de sa carène vernie. Oh ! nous avons souffert durant notre jeunesse, et nous nous regardions dans des miroirs, pour étudier les grimaces qui font pleurer les multitudes.
Tout en buvant de l’eau, nous ajustons des rimes sur le vin et les festins, et nous n’avons pas d’amour, nous qui faisons rêver d’amour ! Le soldat rubicond braille nos hyperboles en marchant à la charge, les libertins naïfs envient notre gaieté, et les femmes abusées, sanglotant sur nos poitrines, nous demandent comment nous fîmes pour exprimer si bien ces tendresses qui les ravagent et que nous semblons même ne pas comprendre !
Ohé ohé !
Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits ; si notre coeur tout vide bondit comme un ballon gonflé, c’est qu’il se soulève aux moindres brises, n’ayant rien qui le ramène à terre. Du matin au soir nous jouons les rois, les héros, les brigands ; nous nous mettons des bosses dans le dos, des nez postiches sur le visage, et de grandes moustaches pour faire peur. Les faux diamants brillent mieux que les vrais ; les maillots roses valent les cuisses blanches ; les perruques sont aussi longues que les chevelures (…) ; le fard rehausse la joue d’ardeurs violentes, les appâts de coton excitent à l’adultère, et le galon d’or de nos guenilles fait faire des réflexions philosophiques sur la fragilité des choses humaines.
Nous chantons, nous crions, nous pleurons, nous bondissons sur la corde avec de grands balanciers, et nous battons du tambour, nous faisons ronfler nos phrases et traîner nos manteaux. L’orchestre bruit, la baraque en tremble, des miasmes passent, des couleurs tournent, l’idée se bombe, la foule se presse, et, palpitants, l’oeil au but, absorbés dans notre ouvrage, nous accomplissons la singulière fantaisie qui fera rire de pitié ou crier de terreur.
Assourdis de notre vacarme, assombris par nos joies, ennuyés par nos tristesses, nous en suons, nous en râlons, nous en bavons, nous en avons des convulsions, des rhumatismes et des cancers. […] Avons-nous assez comparé les feuilles aux illusions, les hommes à des grains de sable, les jeunes filles à des roses ? Comme nous avons abusé de la lune, du soleil, de la mer ! si bien que la lune en est pâlie, que le soleil en est moins chaud, et que même l’Océan en semble plus petit.
Nous avons quitté nos familles, le pays est oublié, et nous portons nos dieux dans nos charrettes de voyage. (…) On a craché sur nos guitares, on a couvert de boue les arabesques de diamants qui se chamarraient sur nos poitrines, la pluie des gouttières a coulé le long de nos dos, tout le désespoir de la vie a ruisselé sur notre âme, et nous avons été dans la campagne pour y pleurer tout seuls.
Ohé ohé !
Essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or, relevons la tête, soyons beaux, soyons fiers ; tournons, tournons sur nos chevaux de manège, qui galopent sans bride et ruent du sable à la face du peuple applaudissant. (…) Chantons, imitons la voix de tous les êtres (…) amusons-nous, égosillons-nous, tordons nos corps dans des poses hors nature, lançons-nous en l’air comme nos boules de cuivre, et que notre âme, partant avec nos cris, s’envole loin, dans une hurlée titanique.
Ohé ohé ! »
Gustave Flaubert, extrait des premières versions de La Tentation de Saint-Antoine
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