La Cité du Rêve
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice »).
par Alice de Coccola
Être en formation théâtrale au sein du LFTP et assister pour la deuxième année consécutive à une représentation de Krystan Lupa est une chance inouïe.
L’année dernière était présentée au Théâtre de la Colline « Salle d’attente » librement inspiré de Catégorie 3.1 de Lars Noren. La rencontre avec Lupa au théâtre et avec deux des comédiens au sein du Laboratoire par la suite m’a permis de mieux appréhender et de mesurer l’importance de la démarche créatrice de cet homme et de son inscription dans l’histoire théâtrale, passeur de Tadeusz Kantor, proche de Grotowski et maître de Warlikowski.
Voir « La Cité du rêve » d’après L’autre Côté d’Alfred Kubin, au Théâtre de la Ville le 5 octobre 2013 en avant première, est une expérience riche d’enseignements et de questionnements. Il nous délivre avec ses comédiens une mise en lumière magistrale de leur recherche théâtrale et artistique. « Pour moi, dit Lupa, le metteur en scène est le chef de cette communauté créatrice, le provocateur, l’initiateur de cette utopie », utopie théâtrale, artistique, politique. Imprégnée jusqu’à la moelle épinière, je suis toujours, après plusieurs jours, à digérer, relire, revivre sensitivement cette pièce.
Deux versions sont proposées aux spectateurs, l’une de 4h et l’autre de 6h. Une proposition radicale et étonnante ou tenir l’attention et la concentration d’un public au théâtre au-delà de 80 minutes relève parfois de l’exploit. Un état des lieux d’une recherche en cours, rien n’est figé, en perpétuel mouvement. Aller au delà de la forme, se dépasser et se laisser dépasser, se rendre disponible, voilà ce qui est demandé aux spectateurs de Lupa.
La représentation se découpe en 3 parties qui sont très différentes les unes des autres et nous emmènent petit à petit à éprouver pleinement « la Cité du rêve ». La première étire le temps, les paroles sont dissoutes dans l’espace. Un salon ou l’attente est pesante, la vie ou les signes d’une prétendue vie nous parviennent par une fenêtre, des bruits de manifestations et des commentaires. Les entrées de certains protagonistes viennent à peine perturber le cours du temps. Leurs discours rendent compte d’un trouble profond, d’une quête d’identité et de sens pour chacun. Au centre du salon un cube posé et en son centre un poteau noir d’un mètre de hauteur. Tous la contournent, personne ne l’évoque.
La bascule se fait dans la deuxième partie. Pièce allégorique du théâtre et de l’acteur, Lupa nous entraine dans les méandres de notre imaginaire collectif et aux confins de notre inconscient. C’est un de ces fondements de son théâtre. Influencé par Jung, il part donc du présupposé qu’il existe un inconscient collectif qui permet au metteur en scène d’aller chercher un terrain commun souterrain entre l’acteur et le public.
Les protagonistes basculent de l’autre côté lorsqu’il pénètre dans la boîte. Brutalité des discours, des corps, des affects, chacun révèle une part trouble de son être. Cela est renforcé par la projection en direct sur les murs de ce qui se passe dans la boîte.
Dire, faire voir celui que l’on est au plus profond de sa chaire, n’est ce pas aussi le rôle de l’acteur ? Se dépouiller pour mieux apparaître ? être le reflet de l’âme des hommes ?
Dans la 3ème partie, j’ai perdu pied, perdu conscience. Me laissant dériver avec eux. Une transfusion sanguine, un adultère consommé sur le lit d’une mourante, un homme se déplaçant de façon irréel dans la chambre, une grenade qui explose et deux enfants blonds sublimes au-dessus du monde et qui regardent les hommes. Fellini passe, les acteurs s’accrochent, le rêve continue.
Il suffisait de croire…
Lupa nous offre son Utopie « qui est le monde de création du spectacle habité par les acteurs. Ce modèle fictif d’une ville-état a été réfléchi comme le double de notre réalité : les situations scéniques proches de celle de la vie ; le temps du temps réel, et les protagonistes, des vrais gens. Le metteur en scène, en explorant le phénomène et en décrivant le processus de création qui survient de cet espace expérimental, recourt au terme de la frontière. L’Utopie constitue, en effet, le lieu de la transgression ».
Lupa nous renvoie à notre rôle d’homme créateur, d’homme vivant en perpétuel veille sur le monde, et à nous jeunes acteurs, à celui d’acteurs –créateurs…
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