Retour sur spectacle : Villa+Discurso
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice »).
par Paul Francesconi
Le terme de « théâtre politique » laisse perplexe. À la fois engageant, il laisse entendre une douce impression de redondance. En effet, pourquoi aurait-on besoin de rajouter « politique » au théâtre, qui l’est déjà au fond de lui, par essence, miroir de la société et de ses mouvements, de ses rapports de force? Pourquoi rajouter « politique » à « théâtre »? Une question récurrente qui a un sens particulièrement fort dans le paysage théâtrale et littéraire du Chili. La dernière création de Guillermo Calderon, Villa+Discurso (au Théâtre de la Ville, oct. 2012), présente un début de réponse, autour des thèmes de la mémoire et de l’oubli.
Le spectacle se divise en deux parties. La première « Villa », propose une scène entre trois jeunes femmes désignées par une Commission nationale sur la question de la réhabilitation de la Villa Grimadi, principal lieu de tortures et d’exterminations pendant la dictature militaire de Pinochet au Chili entre 1973 et 1990. Supposées statuer sur le devenir de cette bâtisse, elles ne parviennent pas à trouver un accord, malgré les efforts répétés dans la pièce. Cette situation les amènent à dévoiler les relations encore douloureuses qu’elles entretiennent avec cette partie sombre de l’Histoire. La deuxième partie, « Discurso », met en scène les trois mêmes actrices dans un discours fictif de fin de mandat de Michelle Bachelet (qui s’est terminé en 2010) questionnant la place de la mémoire, des valeurs de gauche et de la part intime de la vie d’une femme avec la politique. Dans une mise en scène minimale et naturaliste, le lien entre les deux tableaux se fait aisément, l’importance véritable étant dans le discours et dans la parole. Sous l’emprise des sous-titres espagnols, nous sommes rapidement happés dans une parole qui a l’air simple et directe au premier abord, mais qui creuse la difficile entreprise de se souvenir, et des impossibilités qui accompagnent cette entreprise.
L’histoire (ou plutôt la non histoire) de la dictature d’Augusto Pinochet et des arrestations qui ont fait régner la Terreur et la Peur est un sujet dont le théâtre chilien s’est rapidement emparé. Le Chili aujourd’hui peine encore à compter les disparus et les pans de l’Histoire qui ont été mis entre parenthèse. Le théâtre, qui au Chili a toujours été un outil important de démocratisation de d’éducation des masse, ne pouvait donc pas oublier de parler de la Mémoire.
« Mais ne pénétrons pas au-delà de ces dents,
ne mordons pas aux écorces que le silence accumule,
car je ne sais que répondre :
il y a tant de morts,
et tant de jetés que le soleil rouge transperçait,
et tant de têtes qui frappent les bateaux,
et tant de mains qui ont enfermé des baisers
et tant de choses que je veux oublier » (Pablo Neruda, Il n’y a pas d’oubli, Résidence sur la terre)
La Mémoire est une obsession pour un pays, car elle entre directement en contact avec la construction de l’identité nationale et de la démocratie. Elle est un outil à double tranchant, car elle est à la fois utile à tous, mais aussi une arme de contrôle très fort dont on peut se servir par volonté de coercition. La Mémoire est une vague constante qui s’emplit du passé, mais elle est aussi et surtout une possibilité politique de redéfinir les lignes antérieures pour pouvoir changer les lignes présentes, et donc le futur d’une nation entière. On sent sur ces trois jeunes femmes ce poids qu’elles peinent à porter. L’aporie dans laquelle elles s’enferment, à savoir si la Villa Grimaldi doit être reconstruite et si elle doit être un Musée, est l’illustration même de l’importance de la Mémoire, et des dilemmes qu’elle suscite. Car oublier fait souffrir, mais on ne peut être libre que si on prend le courage de se ressouvenir. La Mémoire est donc pour Calderon non seulement une matière de poétique introspective mais aussi un débat politique. Il questionne à la fois la construction nationale, mais aussi les plus profondes racines de l’intime.
Le théâtre chilien est un théâtre très politisé depuis le début de son histoire (réelle émergence au début du 20ème siècle). Il est associé très tôt aux revendications populaires, aux milieux universitaires idéalistes et même aux terrains de football (avec par exemple le projet du clàsico à partir de 1938). Le théâtre au Chili a aussi été un des moyens de résistance face l’oppression militaire, bien que sévèrement réprimé. Des troupes de théâtre se sont formées dans les camps de concentration afin que les prisonniers ne perdent pas le sens de l’humanité, créant un capital social unique de résistance à la dictature. Au Chili, le théâtre dispose d’une vraie force de proposition dans l’espace publique, comme un acteur de la société civile. On reconnait là l’inspiration de l’esthétique brechtienne, qui reste encore très influente, même si la forme du théâtre chilien sait comment évoluer avec la société et sa démocratisation. Villa+Discurso est le reflet de cette dynamique théâtrale, qui chamboule les habitudes européennes, et qui est le reflet d’un théâtre qui ne se regarde pas faire, mais qui fait. Le discours est percutant, concret et poétique à la fois. Il porte des valeurs que l’on peut sentir naïves au départ, mais qui prennent une toute puissance, car pleinement assumées.
« Je me sens gauche rouge Craintes » (Louis Aragon, Lever, Feu de joie)
Guillermo Caldéron, lors de son entretien pour le Théâtre des Abbesses, affirmait : »Je pense à la politique à longueur de journée, il est donc naturel que mon théâtre soit politique. Et puis j’ai toujours considéré la scène comme un lieu idéal pour penser politiquement. » Caldéron explique ainsi que pour lui, le théâtre est un « prétexte ». Prétexte pour que les gens de gauche se rassemblent et échangent. Prétexte pour exprimer une rage optimiste. Ouvertement de gauche, sans honte, sans se cacher, sans éviter l’évidence que les milieux artistiques sont le plus souvent à gauche de l’échiquier. La deuxième partie de la pièce, «Discurso», développe la parole fictive de Michelle Bachelet, dans un tourbillon de paroles ressassant les erreurs de règne, les rêves non achevés, les valeurs de la gauche chilienne et son antinomie à la droite, une réflexion sur la lutte des classes (qui n’a pas si obsolète qu’elle ne le semble). Les trois femmes nous renvoient à notre social-démocratie que l’on comprend de plus en plus mal, à notre difficulté à définir la différence entre la droite et la gauche malgré les changements de règne, au centrisme ambiant. Ces trois femmes nous demandent finalement si nous sommes vraiment à gauche.
Cette pièce, qui porte en elle une réflexion sur les valeurs de gauche, est d’autant plus probantes dans ce contexte où le Parti Socialiste français est au pouvoir, sans pour autant dissipé la crise chronique de la social-démocratie européenne. La gauche en Amérique latine fait souvent peur. On parle souvent de partis populistes, on fustige les nationalisations, la démagogie, les discours bouillonnant. L’Amérique latine cherchant dans un grand ensemble à se débarrasser de l’influence américaine, et de trouver ses valeurs, est alors le terrain de l’innovation des politiques sociales, hors du contexte de la Guerre froide, qui associait les valeurs de gauche au communisme soviétique ou maoïste. Les trois femmes reviennent sur l’histoire de la Guerre froide, tente d’effacer et de repenser les valeurs de gauche. Naïvement, être de gauche. Croire d’abord en l’égalité sociale, que l’économie doit être au service du social, que la lutte historique de la recherche de cette égalité doit se retrouver par le rassemblement de toutes les forces. Ou simplement que l’on peut rêver simplement d’un autre monde en y apportant notre propre touche de poésie. Discours souvent marxisant, Villa+Discurso n’hésite pas à parler de la Droite, de son opposition frontale. Sans complexe et sans mesure, puisque finalement, quel intérêt d’être mesuré quand on veut créer son monde ?
La partie « Discurso » parle de l’intime, comme du politique. De l’amour, comme circuit bien irrigué de la politique. L’intime des personnages de Villa+Discurso ne se détache pas du monde, n’est pas un moi pensant qui tente tant bien que mal à revenir dans des réalités concrètes. L’être est social et poétique, et s’engage sur l’humanité même.
On parle souvent caractérise les régimes de gauche en Amérique latine de « populiste ». Que l’on mette les péronistes ou Hugo Chavez dans le même sac ne semblent pas poser problème. Seulement, l’Amérique latine fait peur simplement parce que toutes les cartes ne sont pas jouer, et qu’elle nous met quelque part en face du fait que nous avons cesser un combat qu’elle continue. Trop perdus dans notre monde intérieur, atomisés par des revendications de plus en plus individualistes, comment revenir à un moi social et un théâtre social ?
Villa+ Discurso n’est pas une pièce complaisante. C’est une pièce qui fait des choix. Elle ne doute pas d’elle-même et n’a pas peur d’être naïve. Parce que finalement, retrouver la naïveté, c’est retrouver l’enfant qui est en nous, qui s’amuse au plateau, qui vit le plateau, et qui n’a pas peur d’inventer de nouveaux mondes.
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