She She Pop
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice »).
par Elsa Dupuy
Qu’est-ce qu’un acteur au plateau ? Que signifie aujourd’hui s’emparer d’un grand texte ? C’est avec ces questions que l’on sort de la représentation de Testament, variation/performance autour du Roi Lear de Shakespeare, présentée au Théâtre des Abbesses par le collectif allemand She She pop.
Au premier abord, le projet est séduisant : les quatre comédiens se proposent de s’emparer du thème central de la pièce de Shakespeare, celui de la vieillesse, du rapport entre les générations, de la transmission, de la dépendance, et invitent leurs propres pères (dont c’est la première expérience théâtrale) à partager leur recherche sur le plateau. Une belle idée, un risque courageux, sans doute une belle aventure humaine, mais malheureusement bien peu de théâtre.
Toute la première partie du spectacle fonctionne comme une conférence sur Le Roi Lear au cours de laquelle les orateurs (plus que les acteurs) se succèdent pour développer la thématique centrale du spectacle, traçant des parallèles entre la pièce et les situations auxquelles sont confrontés les pères et les fils du xxie siècle. Ceux qui ne connaîtraient pas la pièce apprécieront peut-être qu’on leur en expose les enjeux de manière claire et amusante (bien que somme toute assez basique), mais même faite avec humour, une explication de texte reste une explication de texte. Dans ce contexte, même les lectures du texte de Shakespeare sonnent comme des citations et pas comme une véritable parole. Certes, des questions pertinentes sont posées, certes on nous interroge sur la fin de vie, la dépendance, l’amour filial, le devoir, mais rien ne nous touche, rien ne vient nous déranger à l’intérieur, nous bouger à l’endroit de notre humanité. Bien installés dans notre fauteuil, nous assistons à une démonstration didactique qui ne semble s’adresser qu’à notre intellect.
Et puis enfin, progressivement, imperceptiblement, le théâtre arrive, sous la forme d’un moment de grâce : l’une des filles énumère tout ce qui incombe aux enfants au fur et à mesure que les pères s’abîment dans la sénilité et la dépendance, pendant que son père chante doucement I will always love you. C’est simple, sobre, sans pathos, rien d’extraordinaire et pourtant, pour la première fois depuis près d’une heure et demie de spectacle, il se passe quelque chose. L’intimité entre ce père et sa fille existe réellement. Enfin nous avons en face de nous des êtres de chair et plus des conférenciers intelligents, enfin on parle à notre humanité par un prisme qui dépasse la simple compréhension intellectuelle. Ce moment de théâtre se poursuit avec les épisodes de la tempête et des retrouvailles avec Cordelia, dans lesquels le spectacle semble prendre une toute autre forme. On quitte le didactisme pour l’onirisme, c’est beau et cruel, on est face à une lecture de la pièce de Shakespeare, une véritable prise de parti théâtrale. Enfin on nous raconte une histoire et on arrête de nous l’expliquer.
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