Est ou ouest, procès d’intention
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice »).
Par martin Jaspar
Pièce politique, esthétique circassienne, dramaturgie de l’agit-prop, théâtre documentaire, Est ou Ouest Procès d’intention est un objet de scène non identifié, mais terriblement efficace.
Reprenant les préceptes du théâtre participatif né en Russie, appelant alors à la révolution, Philippe Fenwick (cofondateur du Théâtre de l’Etreinte avec William Mesguich) met en scène sa propre pièce avec La Compagnie Escale au Théâtre de L’Epée de Bois. Le principe est le suivant : nous, spectateurs, participons au procès d’une femme qui a fui la RDA pour goûter au paradis plastique de l’Ouest capitaliste et qui, rapidement désillusionnée, souhaite réintégrer son pays d’origine. Martina (Grit Krauss) a pleinement expérimenté le schisme qui divisa l’Allemagne pendant plus de quarante ans. Résultat : elle soutient que le système libéral et capitaliste de l’Ouest est bien plus pervers que la dictature communiste de l’Est, démontre que la propagande symptomatique de la RDA a son équivalent de l’autre côté du rideau de fer, et remet en cause un paquet d’idées préconçues que l’on a en tête sur cette « contre-utopie » au cœur soviétique. En tant que juge, nous conspuons, nous applaudissons, nous raillons, nous interrogeons ces propos. Tantôt sous forme d’instance austère au teint Est allemand, tantôt sous forme de talk-show télévisé occidental –vingt ans après la destruction du mur-, le débat s’anime avec une énergie extravagante, déployée par un présentateur clownesque endurci (Philippe Fenwick), qui assène la coupable de questions et fait vivre l’interaction avec le public. Les deux tribunaux exposés ont plus de points communs qu’ils ne voudraient le croire ; le premier manipule à vue l’inculpée, à grands coups d’idéologie et de moralisme dans la gueule, tandis que le second triture, certes, mais avec maquillage et lumières tout de même ! La propagande a changé d’école mais l’intoxication perdure.
Les démarches pour prendre le spectateur à parti sont frontales : deux micros de chaque côté de l’avant scène pour une liberté d’expression pendant le spectacle, des « chefs d’unités » désignés au hasard dans le public pour rendre l’opinion du groupe sur les problématiques en cours, une invitation ponctuelle à venir sur le plateau, soit pour une lecture réfléchie, soit pour un foutoir décomplexant.
Le dispositif scénique stimule donc l’engagement, mais c’est au service d’un processus dramaturgique plus grand qui interpelle notre conscience citoyenne et politique avec pertinence. Lorsque l’on empêche une personne du public de s’exprimer, alors que l’on vient de la prier de participer au débat, c’est en effet une frustration qui provoque spontanément (ou presque) le conflit entre scène et salle. Le sentiment est véritable puisque l’injustice est réelle. C’est la différence énorme entre expliquer et faire vivre. En fait, la pièce fait mouche dès qu’elle transforme la représentation théâtrale en expérience sociale ; très vite se dessine un microcosme où résonnent les controverses historiques à travers les différentes prises de positions. La difficulté même d’affirmer publiquement est en cause. « Que choisir ? » constitue le premier écueil. « Comment le dire ? » vient juste après.
On pourrait croire que la pièce bat légèrement de l’aile dans la performance circassienne. Mât chinois, danses et rubans sont au plateau. En effet, bien que les numéros restent irréprochables en soi, ils n’ont pas forcément l’originalité et la justesse dramaturgique tenues le reste du temps. Mais on finit par ne pas regretter leur présence : ils donnent au spectacle un vêtement de rue qui porte le charme de la troupe.
Grit Krauss, qui joue en quelque sorte son propre personnage puisque son histoire constitue une source d’inspiration majeure dans l’écriture de la pièce, est touchante dans son authenticité, perturbante dans la qualité de son discours, et forme avec Philippe Fenwick un équilibre parfait. Si elle est le cœur de la pièce, il en est le poumon. En compensant la sincérité rigoureuse de sa partenaire par une légèreté qui amuse, il donne de l’air au spectacle. Son personnage caricatural enrobe la gravité d’une tournure facétieuse et le décalage plaît, le ludisme éveille, les propos s’écoutent facilement.
Est ou Ouest Procès d’intention est donc loin d’être une perte de temps : c’est une démonstration d’habileté dans la dramaturgie politique, un empirisme social qui secoue intelligemment, un rappel historique qui ne fait pas de mal, le tout mis en relief avec une vitalité séduisante aux couleurs de la rue. Bref, une théâtralité lumineuse qui ne s’en donne pas l’air. On en redemande.
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