R & J Tragedy
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice »).
par Paul Francesconi
R and J Tragedy
Je n’avais jamais vu un spectacle de Jean Michel Rabeux. C’est pourtant un nom que l’on entend souvent, ici à Paris. Avec en plus, une pièce qui a été montée si souvent. J’avais donc un peu d’appréhension: un metteur-en-scène connu que je ne connais pas, une pièce de Shakespeare très connue que j’ai vu souvent mais que je ne connais finalement pas vraiment… Difficile d’arriver serein dans l’arène.
Monter cette pièce est souvent un énorme risque. Cette version, rebaptisée RandJ Tragedy, arelevé le défi. Rabeux a-t-il survécu à Roméo et Juliette? Verdict (humble verdict).
La poésie des corps
Le théâtre est physique: le dire, c’est faire une tautologie. Le théâtre, ce n’est pas que du texte parlé et parlementé par l’esprit dérangé d’un acteur. Rabeux, dans ce spectacle, prend clairement le parti de montrer des corps. Il ne s’attaque pas à Shakespeare par le texte. Premier sentiment puissant qui émane de RandJ: les corps et leur omniprésence. La scénographie contribue à cela. Elle nous place dans une petite arène, remplie de sable. On s’assoit précairement, et on attend. On est au plus proche du plateau. Arrive alors un des premiers gladiateurs. Un homme nu, athlétique, avec un sac en papier sur la tête, qui marche en titubant et en poussant des petits gémissements, tout en douceur. Il tient un pistolet. Mouvement de panique dans le public: cet homme a une arme. Et quand il tire, il tire avec les vrais bruits, horribles, qui nous percent les tympans et font vibrer la salle. Ainsi commence RandJ, c’est-à-dire avec un corps complètement tragique, qui inspire pitié, enfermement et terreur. Tout le reste de la pièce nous présentera des « gladiateurs », habillés en petites robes blanches, ou en sous-vêtements. Mélange des genres (Mercutio est incarnée par une femme), mélange des générations, giclées de sang et de paillettes partout: les corps sont tous présentés, présents, qu’importe leur forme. Le spectacle présente peu de décors, des chants a capella, de la musique (guitare, flûte traversière, percutions), des acteurs en relation directe avec le public. C’est un spectacle à vif. Les acteurs nous sont très proches, et font redescendre le théâtre des hautes sphères de l’intellect pour le replacer dans un univers obscur, terrestre et charnel.
R et J: réduction par initiales d’un couple mythique
Au milieu de tout cela se tient l’histoire de Roméo et Juliette, incarnée à merveille par Sylvain Dieuaide et Vimila Pons. Capulet, Tybalt, Mercutio, le prêtre, et un chanteur lyrique sont au milieu de tout cela, se promenant autour de la tragédie des deux jeunes premiers, qui se voient réduits à l’essence même de l’amour et de la découverte. Il n’y a plus de Roméo ni de Juliette, mais il y a R et J. Le texte est très brut, réécrit pour l’occasion par Jean Michel Rabeux lui-même. Il ne laisse pas vraiment de place à un amour romantique ou courtois. Roméo et Juliette se montrent nus, comme des enfants insolents. Des amoureux. Ils s’aiment, se passionnent, partent de sentiments simples, et finissent par se tuer. La scène du balcon est épique et complètement désacralisée, remise sur terre. La scène de la première nuit d’amour est à mourir de rire et montre bien l’économie qu’a souhaité faire Rabeux. Pendant l’amour, Juliette crie « a », Roméo crie « o », et c’est tout. C’est un homme, c’est une femme, c’est simple. Mais autour de ça, leur simplicité se retrouve compromise par le poids de la famille, le poids de l’affrontement entre Tybalt et Mercutio, qui font peser leur mort de tout leur corps. Si Rabeux a choisi la proximité et l’économie des mots et du décors, il n’enlève rien à la terreur de la tragédie que l’on attend de cette pièce. Au contraire, les oppositions restent fortes. La fin inéluctable est renforcée par les silences qui nous expliquent tout, par les corps qui sombrent doucement dans le vide.
Où est Shakespeare?
Rabeux a tenté de réécrire Shakespeare, et on ne peut s’empêcher de sentir des maladresses. Le point faible de la pièce est le texte qui l’accompagne. S’il ne remplace pas le texte de Shakespeare, il ne sert pas non plus la hauteur de la puissance esthétique qui a été créé par la partition corporelle. On se prend à regretter souvent l’absence du texte original. On retrouve certes Roméo et Juliette à l’essence, mais le texte semble laisser peu de place à l’écoute véritable. Si les acteurs se parlent sur le plateau, on est moins sûr de savoir ce qu’ils se disent. En revanche, malgré cette économie de moyen sans doute malheureuse, on garde quand même une grande partie de l’univers shakespearien, c’est-à-dire la grande tragédie, l’impossibilité cosmique bravée par la volonté humaine, le tout sombrant dans la Mort. Ce spectacle, qui prend la fin du monde comme valeur esthétique, est révélateur de la tragédie d’une fin d’époque, un peu comme Vincent Macaigne nous l’a présenté, avec son adaptation de Hamlet (Au moins j’aurai laissé un beau cadavre). L’amour et la jeunesse, écrasés par la violence et par une génération qui ne veut pas laisser sa place à l’autre, ne sont pas ici représentés par les clichés romantiques dont on veut entourer habituellement Roméo et Juliette, pièce inlassablement traversée. Ils apparaissent essentiellement. Le texte a beau être en deçà de ce que propose les acteurs et la scénographie, on reste quand même dans l’essence de Shakespeare. Rabeux nous donne un spectacle qui est un véritable cri à la vie, qui donne envie d’aimer de tout son corps, malgré la Crise et la Mort.
La puissance de l’univers de Rabeux m’a retourné. La tragédie est bien ramenée à une modernité, à une contemporanéité, mais celle-ci n’est pas complaisante. RandJ Tragedy, par sa puissante poétique des corps, parle droit. La faiblesse du texte est largement compensée par un univers tenu, où les acteurs s’engagent humblement et complètement. Passant outre la réécriture de Rabeux, il y a de quoi être heureux qu’un tel théâtre existe. Il ramène la tragédie à une modernité, tout en préservant l’onirisme, la fidélité et la cohérence que l’on peut accorder à son univers personnel. Et cela donne un théâtre qui reste malgré tout au plus près des spectateurs.
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