What if they went to Moscow ? – Christiane Jatahy
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Elsa Toro
« Irina. – Ce jour, 1er Mars 2016, au Théâtre National de la Colline, à 20h30, nous voudrions parler du désir de changer et de la difficulté de changer.
Olga. – Comme si nous étions au bord du plongeoir. En bas, l’eau bleue, cristalline et brillante, et derrière nous le passé en rang nous poussant en avant et à la fois retenant le saut…. Après ce saut, le long moment en l’air et les minutes qui semblent éternelles…
Parce que changer c’est mourir un peu. Nous ne serons plus jamais les mêmes…
Ceci n’est peut-être pas une pièce. Peut-être pas un film non plus. Ou peut-être les deux à la fois. C’est dans cet « entre-deux », que nous essaierons de nous réinventer.
Irina. – vous êtes là, regardant ce film en train de se faire, comme si vous étiez le revers de la médaille. Nous sommes deux espaces virtuels et réels à la fois. L’un est l’utopie de l’autre.
Olga. – Pour eux, nous sommes le futur mais quand ils nous voient nous sommes déjà le passé. C’est cette ligne ténue, appelée présent, que nous allons essayer de franchir.
… mais … qu’est ce exactement que le « passé » ? Ce qui est passé ? Parfois, il est plus réel que le présent, qui obtient seulement du poids par la mémoire… »
Voilà comment s’ouvre la pièce de Christiane Jatahy, inspirée des Trois sœurs de Tchekhov.
Les trois comédiennes, assises face au public, lui exposent de quoi seront faites les trois prochaines heures, tandis que par instants, elles se retournent pour parler à la caméra située derrière elles, afin de toucher l’autre public. Car c’est un dispositif singulier dont il est question : deux salles, deux publics. Tandis que l’un des publics assiste à la partie « théâtre », dans l’autre salle est projeté en direct le « film » de ce qui se passe en simultané sur le plateau. Il y a donc deux manières de voir le spectacle : en voyant le « théâtre » d’abord puis la partie « film » ou inversement.
La critique qui suit rend compte du spectacle selon l’ordre « Théâtre – Cinéma ».
Théâtre. Nous pénétrons dans une salle aux modestes dimensions, des gradins en bois font face au plateau, qui nous frappe au premier abord pour sa plus grande similitude avec un plateau de cinéma qu’un plateau de théâtre : pas de surélévation, il est donc au même niveau que le sol (et la première rangée de spectateurs), des fils le parcourent, des pans entiers de décors d’intérieur de maison sont disposés çà et là autour du plateau, montés sur roulettes ils sont déplaçables et ultra réalistes (fenêtres qui s’ouvrent, papier peint au mur, livres sur les étagères), entre les panneaux, en arrière scène on distingue pieds de caméras, un grand aquarium rempli d’eau… on se croirait sur un plateau de tournage.
La pièce commence, après une explication du dispositif (voir ci-dessus), Olga nous accueille, nous souhaite la bienvenue. On fête l’anniversaire d’Irina. Pas de quatrième mur, le public fait partie intégrante du spectacle : nous sommes les invités de la fête. On nous fait passer champagne et parts de gâteau, les comédiennes nous font face, nous sommes à table avec elles ou invités à danser. L’ambiance est plutôt bon enfant, même si on sent parfois un certain malaise, dû aux querelles sous jacentes entre les sœurs.
Trois caméras font parties du dispositif, une qui est manipulée en permanence par Irina, qui filme tout ou presque, et deux autres fixes, déplacées sur le plateau selon les besoins. L’histoire semble se dérouler au milieu d’un joyeux fouillis. L’attention du spectateur est ultra sollicitée, de nombreuses choses se passent en même temps, tandis qu’une comédienne demande de l’aide à une spectatrice pour la filmer, l’autre occupe le gros des spectateurs en s’adressant directement à eux, des drames semblent se passer en coulisses ou dans certains coins du plateau mais nous n’entendons pas, nous ne comprenons pas toujours. Des plans sont tournés en fond de scène, tout semble assez mystérieux.
Cinéma. Après la pause nous nous installons pour voir le film. Chose rare pour une utilisation de la vidéo au théâtre : il s’agit véritablement d’un film tel qu’on pourrait le voir au cinéma. Un grand soin est apporté aux cadrages et aux raccords, les images sont belles, les cadres bien composés… Les décors nous paraissent on ne peut plus réels. Finies les adresses au public, elles ont toutes disparues, le cadre est resserré sur les actrices, nous n’existons plus, nous sommes devenus non plus les invités de la fête mais des voyeurs observant le déroulement de ce huis clos à la dérobée.
Tous les moments « cachés » ou mystérieux sont alors révélés et prennent tout leur sens : auparavant centrée sur Irina, l’histoire semble alors épouser le point de vue de Maria et Olga. La puissance des scènes découvertes au « théâtre » est décuplée par le dispositif cinéma. Nous sommes au plus près des actrices, nous entendons leurs chuchotements dans nos oreilles, nous voyons leurs larmes quand elles commencent à peine à perler. Derrière les sourires d’Olga, nous voyons la détresse et la profonde tristesse dans ses yeux, le drame sous-jacent, l’ambiance est plus excessive, plus forte, plus dramatique et surtout, plus sombre. Les comédiennes nous livrent une fois encore une interprétation pleine d’énergie, qui les laisse exsangue, et la caméra grossit les traits, exacerbe les émotions.
La metteur en scène (réalisatrice) joue habilement avec les codes du cinéma : ce qui n’était que des évocations de souvenir au théâtre se change en véritable flashback, le hors-champs est très présent (les invités que nous étions sont toujours en hors-champs sauf durant la scène de fête dansée), la musique, jouée en live au théâtre, devient ici brièvement extradiégétique, elle souligne un plan introspectif de Olga, avant que la caméra panote et nous fasse découvrir Irina qui joue. Maria, qui nous paraissait un peu absente dans la version théâtre subjugue la caméra, elle est presque toujours filmée en caméra subjective, à travers le regard de son ancien amour.
Christiane Jatahy n’a pas voulu choisir entre théâtre et cinéma. Elle nous a offert les deux, avec brio, sans concession. On ressort galvanisé par l’énergie monstrueuse déployée par les trois comédiennes. 3h40 qui sont passées incroyablement vite et qui nous on donné envie de revoir le spectacle, dans un autre ordre et encore et encore, afin de l’étudier sous toutes les coutures et de s’en abreuver le plus possible. Ce soir nous avons vu du vrai Théâtre. Ce soir nous avons vu du vrai Cinéma. Nous sommes rassasiés.
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