1 : Qui es-tu ?
« Qui es-tu ? celui qui a vu le diable, qui es-tu ? j’essaie de le dire : je rentrais une nuit par le grand jardin avec le sac d’école sur le dos, je vis un homme sous le réverbère le dos tourné, je m’approchais de lui, il tourna la tête seulement la tête, il avait la peau rose et pelée et des yeux bleus, j’ai lâché mon sac et je me suis sauvé en courant jusqu’à la maison, j’essayais de le dire ; qui es-tu ? une idée met le temps que met une fourmi à marcher des pieds jusqu’aux cheveux pour me venir jusqu’à l’esprit mais j’essaie de le dire : une nuit mon père se leva comme il se levait pour mes frères lorsqu’ils toussaient et tremblaient de fièvre et je ne toussais pas et je n’avais pas de fièvre mais il m’a regardé, le matin il demanda aux femmes qu’elle ne me coiffent plus comme elle coiffaient mes frères ni qu’elles ne me nourrissent plus et que je n’habite plus sous le même toit que mes frères ; puis il m’arracha mon nom et le jeta dans l’eau de la rivière avec les ordures, j’essaie de le dire ; des enfants naissent sans couleur nés pour l’ombre et les cachettes avec les cheveux blancs et la peau blanche et les yeux sans couleur, condamnés à courir de l’ombre d’un arbre à l’ombre d’un autre arbre et à midi lorsque le soleil n’épargne aucune partie de la terre à s’enfouir dans le sable ; à eux leur destinée bat le tambour comme la lèpre fait sonner les clochettes et le monde s’en accommode ; à d’autres, une bête, logée en leur cœur, reste secrète et ne parle que lorsque règne le silence autour d’eux ; c’est la bête paresseuse qui s’étire lorsque tout le monde dort, et se met à mordiller l’oreille de l’homme pour qu’il se souvienne d’elle ; mais plus je le dis plus je le cache, c’est pourquoi je n’essaierai plus, ne me demande plus qui je suis. »
extrait de Quai Ouest, Koltès
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