Wycinka Holzfällen (Des arbres à abattre) – Krystian Lupa.
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Vincent Breton
« Pendant toute la durée d’un long souper, nous nous retrouvons assis en compagnie d’un tel épouvantail de l’art viennois, en compagnie d’un de ces pseudo-artistes pervers, comme nous en rencontrons encore et encore par centaines dans cette ville, et comme nous en connaissons par centaines ». Voilà une description, par Thomas Bernhard lui-même dans son roman, tout à fait exacte de ce qui est proposé au public par Krystian Lupa dans la mise en scène de ce texte. On ne se rend compte qu’au bout de plus de quatre heures de spectacle de ce que l’on vient de vivre : l’une des soirées les plus ennuyeuses à laquelle on se soit jamais rendu.
Prostré dans une salle vide de plus de moitié, les personnes restantes luttant contre l’endormissement dû à la digestion ou à la fatigue hivernale, je tends un oeil torve vers la scénographie de Lupa lui-même, tentant de traverser les immensités qu’elle met entre la situation et moi : un mur de plexiglas nous sépare des acteurs la plupart du temps, qui parlent comme au cinéma, branchés sur micros, et endossent un jeu si petit qu’on en vient à regretter une place en corbeille. « Qui parle ? Ah c’est lui. »
Ce questionnement est pourtant tout autant lié à la petitesse physique du jeu des acteurs qu’à l’impressionnante présence de chacun : celui qui parle n’est pas celui qui gesticule, et ceux qui ne parlent pas existent d’une façon si frappante que notre ennui n’est que celui qu’on éprouverait si l’on vivait véritablement ce dîner avec ces personnes. Rien, absolument rien, n’est fait pour exciter notre intérêt. Si l’art dramatique tente souvent avec vigueur d’éviter toute confusion avec un théâtre commercial, du plaisir, de la légèreté, de l’inconséquence, Lupa pousse le mouvement jusqu’à créer un anti-divertissement, qui placarde sur la vitre en face de nous : l’art n’est pas le fait de ces mondains destructeurs, narcissiques et las, répétitifs, tournant en rond et agaçants comme le Boléro de Ravel qui tente désespérément de clore cette soirée catastrophique, ponctuée de temps à autre par l’éclat d’un des convives, tantôt l’acteur du Burg piqué dans son amour-propre, tantôt le mari Auersberger qui hurle des vérités d’alcoolique, tantôt encore un peintre prenant soudainement conscience de la stupidité de ces gens, avant de retourner s’asseoir.
De longs moments de silence et jamais le moindre doute que ce à quoi l’on assiste est réel : elle est en train de se produire, devant nous, cette pathétique survivance d’un milieu s’étant proclamé d’artistes. C’est certainement cela la grande force de cette mise en scène : la création d’une illusion théâtrale parfaite de bout en bout, irrésistiblement déprimante, et, surtout, jamais forcée. Elle prend, pour ainsi dire, son temps, pour ne nous donner qu’un seul désir : observer et partir.
Observer et partir, c’est-à-dire être artiste. Précisément ce qu’a fait Bernhard, d’un évènement de la vie duquel a été inspiré l’écriture de l’ouvrage. « Je n’attaque absolument personne. Si quelqu’un se sent concerné, c’est son affaire » répond-il à Krista Fleischmann dans leurs entretiens publiés en 1993.
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