Jeanne au bûcher – Castellucci
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Hubert Girard
En s’attaquant à l’oratorio de Claudel, mis en musique par Honneger, Romeo Castellucci le rend finalement plus mystique que son sujet… C’est une Jeanne entre l’homme et la femme, entre la sorcière et la vierge, la sainte et l’hystérique qui se présente au tribunal qui la condamne hypocritement.
Le rideau s’ouvre sur une salle de classe des années 50, et un groupe de filles en uniforme. Un homme vient, après leur sortie, nettoyer les tables et ranger dans un silence pesant les boulettes de papier et les chaises déplacées. Il semble porter, dans une solitude désespérée, le poids du monde. Mais un néon défaille et grésille, et avec lui cet homme / Jeanne. Le / la voilà renversant violemment les tables et les chaises, déchirant les affiches, balançant par terre le tableau noir, bouleversant l’espace comme on imagine la petite Jeanne de treize ans qui entend pour la première fois des Voix d’en-haut l’incitant à sauver la France…
La très forte mise en scène de Romeo Castellucci rend dès lors impossible la moindre interprétation psychologique définitive de Jeanne. Ne se rattachant à aucun historicisme scellé, ni à la moindre récupération idéologique, il nous présente une femme chahutée, entre grande violence et grande faiblesse, creusant dans la terre avec ses mains pour en exhumer son épée de guerrière et élargissant du même coup sa tombe future — personne ne brûle, dans Jeanne au bûcher, si ce n’est nos préjugés. De salle de classe, le plateau devient salle d’isolement psychiatrique, ou chambre noire… Autant de néants de Jeanne qui deviennent nôtres, grâce à la générosité de la comédienne.
C’est la sublime Audrey Bonnet qui vient donner son corps à ce long monologue physique, entre prière et combat. Elle est loin d’être perdue dans le grand décor, et celui-ci, par sa simplicité,
lui donne toute la place. De nos idoles et nos idées, Audrey-Jeanne ne renvoie que l’humanité et la pauvreté qui les accompagnent inéluctablement (terre, chair, cris, prière). Pourquoi chercher parmi nous des « ayant-dépassé-la-condition-humaine » pour nous transmettre la force morale? L’homme parle à l’homme…
Crier: « Il y a l’amour qui est le plus fort! Il y a Dieu qui est le plus fort! » et s’enfoncer, plus pauvre encore que l’était la France avant qu’on vienne la sauver, dans la terre qu’on vient de creuser avec les ongles, dans une nudité originelle, c’est trouver la clé du lyrisme qui ne s’observe pas, et laisser place à la Parole dévastatrice, au prix de sa vie. Prix dont Jeanne ne pourra même pas se vanter, à qui l’on refuse ici la gloire même du martyr.
On excusera la bêtise intégriste de certains manifestants à l’encontre de Castellucci, venus perturber le 2 février le commencement de Jeanne au bûcher pour défendre la « vraie Jeanne » : « Tu Te faisais une trop haute idée des hommes, car se sont des esclaves, quoi qu’ils aient été créés rebelles », rappelle diplomatiquement le Grand Inquisiteur des Frères Karamazov à Dieu.
Un des mystères de Jeanne d’Arc, c’est finalement qu’on aie pu faire une icône identitaire d’un destin qui dut être tragique et fracturé. C’est cela, sans doute, garantir l’ordre moral et politique. Et être artisan au théâtre…faire le chemin retour? Il semble que oui.
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