Une chambre en Inde – Ariane Mnouchkine / Théâtre du Soleil
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Elsa Toro
Pour sa nouvelle création au Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine nous transporte en Inde, dans une chambre à coucher à Pondichéry. L’héroïne, Cornélia, en chemise de nuit, est terrassée par l’angoisse : assistante du grand metteur en scène Constantin Lear, qui, fou, s’est enfui, elle doit, seule, monter un spectacle qu’attendent impatiemment les représentants de l’Alliance Française, sous peine de rembourser leur généreuse subvention. En proie au doute, elle reçoit les visites, tantôt bienheureuses tantôt cauchemardesques de nombreuses figures théâtrales du monde ainsi que des conflits qui agitent la planète.
Ariane Mnouchkine nous plonge ici dans une véritable mise en abyme de son propre travail créateur : nous avons le sentiment d’assister en direct à ses doutes, sa recherche, ses errements. Le personnage de Cornélia personnifie très bien ce caractère d’artiste créateur rongé par l’incertitude, en opérant toutefois une distance : elle n’est qu’une assistante, le grand créateur l’a abandonné, comment peut elle tout gérer seule ?
Dans le programme, Ariane Mnouchkine nous confie ses interrogations après les attentats du 13 Novembre : « ne suis-je pas folle de partir en inde ? c’est ici qu’il faut être, c’est de ça qu’il faut parler ».
Et ce sont ces mêmes interrogations que nous voyons matérialisées sur le plateau : de quoi parler aujourd’hui sur une scène de théâtre ? Le monde est si chaotique, quel sujet aborder ? Peut-on en choisir un plutôt qu’un autre ? A-t-on le droit de passer sous silence les horreurs qui arrivent chaque jour dans le monde ? N’a-t-on pas le devoir d’en parler ? Très vite, par des procédés théâtraux qui convoquent les rêves et les cauchemars, Mnouchkine évoque les sujets qui la préoccupent : les attentats, l’impossibilité de comprendre le chaos dans lequel le monde est plongé, le tarissement de l’eau potable, l’endoctrinement des jeunes par Daech, et ce sentiment d’impuissance, d’avoir voué sa vie à quelque chose qui finalement n’a pas d’impact.
Mnouchkine nous montre également tous ses combats, depuis la création de son théâtre : l’administration et le jeu des demandes de subventions, l’exigence et l’omniprésence de pouvoirs publics qui l’étouffent au lieu de la soutenir, qui lui brandissent l’addition salée : « vous coûtez trop cher ! et à quoi servez-vous, au juste ? » Sentiment d’impuissance toujours plus présent, cette question qui taraude : le théâtre est-il vraiment utile ? fait-il changer les choses ? Pour en arriver à cette dernière interrogation, assassine : «Si tous les théâtres du monde étaient démolis, à qui manqueraient-ils ?»
Toutes ces questions, toutes ces hantises, elle les met en scène parfois avec humour, parfois de manière terriblement effrayante : il y a un surgissement d’émotions fortes et parfois contradictoires dans la pièce, le spectateur découvre avec bonheur que oui, on peut rire de ce chaos, de cette horreur, sans pour autant la minimiser, on peut s’effrayer mais garder espoir.
Au milieu de tout ça, l’inde, grande inspiratrice, et toujours le Mahabharata, conté cette fois sous l’angle du Terrukutu, forme théâtrale du Tamil Nadu, au sud de l’Inde. Des épisodes de l’épopée indienne ponctuent la pièce, nous rappelant le point de départ de la création, donnant à voir avec une puissance extraordinaire de la part des comédiens des émotions pures, transmettant une histoire qui ne peut que nous toucher par sa force évocatrice.
Mnouchkine nous a donc ouvert son cœur d’être humain, artiste, en proie au doute et à l’impuissance : elle nous a parlé de tout ce qui l’habite, qui l’angoisse, de ses combats politiques, et parfois plus prosaïques, tout en parsemant sa création de tout le théâtre : des grands maîtres aux grands auteurs, des figures aux personnages, tout le théâtre a droit à sa référence, parfois évidente, parfois discrète, comme une véritable déclaration d’amour à son art. Une des dernières, la plus touchante, à Tchekhov : « je vous ai toujours admiré. Mais je n’ai jamais monté l’une de vos pièces ». Ariane nous semble alors presque fatiguée, lassée de se battre contre des moulins à vent. Cet aveu de faiblesse, d’impuissance, de doute nous fait l’effet terrible d’un au revoir. Passes-tu la main, Ariane ? Nous t’en prions, reste.
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