Trois Soeurs – Timofeï Kouliabine
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Vincent Breton
Metteur en scène russe, pièce russe, acteurs russes et langue — des signes — russe. Spectacle totalement muet (à l’exception du personnage de Féraponte, le gardien). Fratrie muette pour une intensité démultipliée.
Les corps parlent. Impossible de rester insensible à l’énergie dégagée par ses corps en combat permanent pour la communication. Moins évidente et surtout nécessairement adressée — on ne fait pas de gestes dans le vide mais on a pris une curieuse habitude de ne parler à personne — la parole prend un relief nouveau dans le texte d’un auteur dont les personnages sont souvent dits se parler à eux-mêmes, ou ne pas se parler entre eux, ne pas s’entendre.
Évité, donc, l’écueil de la conversation insignifiante. Chaque prise de parole est précédée d’une demande expresse d’attention, par une tape sur l’épaule, de grands bruits ou de grands gestes. Et l’attention du spectateur est ainsi constamment renouvelée par cette organicien à l’oeuvre, cette nécessité de la parole dite mais surtout, surtout reçue.
Ce qui est donc le plus palpable dans ce spectacle c’est l’écoute, ce n’est plus qu’écoute.
Muet mais pas silencieux : une partition sonore extrêmement étudiée : tous les meubles sont placés sur micro, et chaque bruit revêt une importance pour souligner un moment dramatique — par sa présence ou son absence. Des scènes d’une intensité émotionnelle folle où l’on entend que le bruit des pas et le froissement des vêtements. Les comportements humains perçus par leur impact sonore sur leur environnement.
Aussi une nouvelle idée de l’intimité au théâtre, et le traitement enfin possible des scènes en aparté, si fréquentes chez Tchekhov : deux personnages parlent dans la même pièce que les autres mais sans déclencher aucune réaction. Ici c’est facilement réglé : les autres personnages sont de dos et on ne les voit pas. Alors plus aucune anticipation n’est possible : il faut véritablement attendre de voir pour réagir : si quelqu’un entre dans la pièce, on ne le remarque pas avant de l’avoir vu, avant d’être allé personnellement le saluer.
Concernant la mise en scène visuelle : maison des soeurs représentée avec plein de meubles un peu défraîchis, costumes à mi-chemin entre le 19ème et une Russie actuelle. Smartphones. Les murs sont tracés au sol et des signaux lumineux jouent le rôle de la sonnette de l’entrée. La présence de toutes ces pièces crée des décalages absolument délicieux entre les situations. On peut voir Natalia et Andreï se disputer dans l’entrée dans les larmes tandis qu’une grande assemblée est réunis dans l’insouciance dans le salon et qu’une des soeurs s’adonne à la lecture, sans que rien ne se parasite. Et alors les réunions entre les personnages sont tout à fait excitantes, la voix n’a pas à trahir quoi que ce soit, tout est là, dans le vécu du corps.
4h20 d’une très émouvante leçon de théâtre : démonstration d’un théâtre physique de haute volée, pour un dépouillement de l’artifice et du trucage, pour une traversée individuelle, subjective et donc magnifique de l’écriture. Cette notion de partition physique si chère à nos enseignements est ici totalement sublimée puisqu’il s’agit d’une transcription totale d’un texte littéraire en expression corporelle. La langue des signes, bien que formelle, ne peut être vidée, semble-t-il, de sentiment. Avoir envie de répondre à la question : « théâtre physique ? alors pas de parole ? (rire gras) » : oui, même, pourquoi pas ?
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