Democracy in America – Romeo Castellucci
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Clément Duval
De la Démocratie en Amérique, œuvre majeure écrite par Alexis de Tocqueville en 1835, est une analyse profonde du système démocratique américain à travers, notamment, le prisme de la quête perpétuelle de libertés plus grandes. Romeo Castellucci a décidé de s’inspirer de cet ouvrage pour concevoir son dernier spectacle Democracy in America.
Castellucci convoque alors deux axes déterminants dans l’élaboration de la démocratique américaine : l’entrave que peut être la religion face à la démocratie et, la violence sous toutes ses formes, creuset de l’élaboration de ce système politique. Esclavagisme massif, massacre des Amérindiens, extrême pauvreté de la paysannerie, la démocratie américaine a été forgée dans la souffrance. Elle continue encore aujourd’hui à être particulièrement féroce et douloureuse, lien qui n’a pas été fait par le metteur en scène dans ce spectacle.
Pour en faire théâtre, Romeo Castellucci élabore un travail basé sur des images très puissantes servies par des symboliques d’une force redoutable. Très référencé, peut-être trop, ce spectacle oscille entre la réutilisation sur scène de symboles historiques chargés de sens et des évocations évidentes de l’œuvre de certains cinéastes italiens. Ce travail du symbolique n’est pas là pour nous imposer du sens mais pour, au contraire, l’ouvrir au maximum en impliquant tout le mystère que chaque symbole peut contenir.
La puissance de son esthétique est catalysée par la façonnage du rythme créé par Castellucci et ses actrices. La lenteur, développée notamment lors de longs échanges discursifs, est volontairement mise en place pour que le coup d’éclat esthétique qui suit soit d’autant plus fort et impactant pour les spectateurs. Prise de risque nécessaire ? Attitude audacieuse puisque les spectateurs arrivent plus rapidement dans un état de veille mental, mais d’une nécessité absolue puisqu’elle exacerbe la splendeur et la violence de ce qui arrive sur scène. Ce procédé nous renvoie également à notre état de spectateur qui doit ici se transformer pour devenir celui du « spect-acteur ».
Ce « spect-acteur » est d’autant plus appelé par Romeo Castellucci dans ce spectacle que la réflexion sur la perception de ce que nous voyons est permanente. Une grande partie de Democracy in America se déroule derrière un voile opaque, donnant au public une vision onirique dans tout ce qu’elle comporte de magnifiée et de trouble.
« Le voile vous renvoie votre regard, pas tout à fait avec la force d’un miroir, mais suffisamment, du moins, pour que vous preniez intensément conscience du fait que c’est vous qui êtes en train de regarder. C’est votre volonté de voir, de pénétrer le voile, qui crée les conditions de votre vision »[1]. Ce dispositif nous renvoie à notre statut de spectateur-voyeur et à travers cela, nous oblige à avoir conscience de notre activité de perception. On se focalise parfois plus sur le fait de percevoir que sur ce qui est perçu, l’action domine la cible. En tant qu’élève au sein du LFTP, cette dimension du spectacle de Romeo Castellucci a fait écho au travail d’acteur-créateur que nous devons réaliser pour convoquer les spectateurs. Ne pas offrir tout, tout de suite, au public mais créer du mystère, garder des clés pour travailler en creux et laisser faire, laisser voir.
Democracy in America nous renvoie à une critique féroce de la religion en tant que force oppressive aux individus et adversaire de la démocratie. Quasiment synesthétique, le spectacle de Castellucci propose alors une nouvelle vision du sacré. Lenteur, symboles, rituels collectifs : entre actrices à travers de nombreuses scènes de groupe très chorégraphiées, mais aussi dans une relation avec les spectateurs qui se retrouvent tous dans une même quête perceptive ; le théâtre, et à travers lui l’art, ne serait donc-t-il pas devenu le dernier lieu sacré de communion ?
[1] To Carthage then I came, Romeo Castellucci, Actes Sud Papiers, 2002
Leave a Comment