The Show must go on – Jérôme Bel
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Camille Jouanest
Le spectacle commence par l’arrivée d’un DJ. Il est seul et il commence à mettre un CD, le plateau reste vide tout le long du morceau. Fin du morceau, le DJ change de disque, et le plateau reste vide ! Quelques spectateurs chantonnent ! Les conventions sont modifiées, renversées avant que le spectacle ne commence. Dans la logique habituelle, au début d’un spectacle, la lumière de la salle se baisse et la lumière sur la scène arrive. Or, là, la scène reste noire. On entend seulement une musique Tonight de West Side Story. La musique provoque instantanément un effet de rassemblement d’une part, car tout le monde la connaît et d’autre part parce son titre Tonight, rappelle qu’on passe une soirée, ensemble, au théâtre, on se rappelle ce que c’est que le théâtre.
On entend beaucoup de bavardages, de rire, les gens se demandent s’il va se passer autre chose qu’un DJ qui met de la musique. On regarde son voisin, derrière soi, pour voir comment eux réagissent, s’ils sourient ou bien se plaignent !
Au bout de 10 minutes, les 20 comédiens entrent en scène ! Moment magique ! Ils se sont fait attendre, on avait vraiment patienté, on a presque douté de leur venue, et quand ils sont là, on a la sensation d’avoir beaucoup de chance de les voir, d’être gâtés ! C’est un moment sublime, rayonnant. Et pourtant il ne s’agit que d’une simple entrée en scène ! Ils arrivent, ils se posent en arc de cercle, chacun à leur place, et regardent le public pendant quelques minutes. Je ne peux pas m’empêcher de me demander en quoi tient le fait que certains dégagent une grande présence et intensité dans le regard, la tenue du corps, et d’autres me sont comme transparents, mon regard se posent sur quelques uns, et je trouve fascinant de les regarder, je ne m’en lasse pas. Comment font-ils ? A quoi pensent-ils ? Et à quoi pensent ceux que je ne regarde pas ? Ont-ils des pensées moins intéressantes, moins puissantes que les autres ?! Est-ce que les autres spectateurs regardent les mêmes que moi ?
Je me dis qu’il y a tant de choses qui passent à travers le regard. Je me demande aussi si ceux que je regarde avec tant d’intérêt, se rendent compte qu’ils dégagent une telle puissance.
Jérôme Bel redécrit ce processus de représentation scénique et lui redonne sa part de mystère et de sacré. Ce qui est admis et acquis dans les conventions théâtrales (ex : lumière sur la scène, entrée des spectateurs, va être étirer, et au lieu de durer quelques secondes, va durer 10 minutes !). C’est un spectacle qui prend son temps, ne fait pas semblant avec rien, puisque rien n’est admis d’avance, tout se fabrique dans l’instant. Dans le même temps, le spectateur peut prendre ce temps pour questionner les codes du théâtre et notamment ce passage extrêmement signifiant : le début du spectacle.
Pour ce spectacle, Jérôme Bel a réuni 20 danseurs et acteurs sur scène. Les danseurs étant reliés à la musique et les acteurs au texte, l’utilisation de chansons représentait un moyen de réunir ces deux types de praticiens. Il avait choisi un ensemble de 18 chansons disons pop – grand public – diffusées dans leur intégralité. Avec ce choix, on comprend vite que ce matériel appartient aussi bien aux acteurs qu’aux spectateurs. Les paroles des chansons vont déterminer ce qui se joue sur scène (exemple : la lumière sur Yellow submarine des Beatles (lumière jaune sur plateau vide) ou La vie en rose d’Edith Piaf (lumière rose qui éclaire les spectateurs). C’est très surprenant d’entendre ce genre de musiques au théâtre. Ici il n’y a ni rejet, ni mépris de ces musiques populaires. Leur utilisation est assez jubilatoire car complexe : il y a à la fois un aspect critique et à la fois un aspect hommage. Force est de constater que ces musiques sont créatrices d’énergie et stimulantes. Le passage de la Macarena est très intéressant et questionnant. Cette musique communautaire par excellence, rassemble la communauté des danseurs qui performent sur scène, face à l’autre communauté : les spectateurs, qui connaissent tous cette chanson.
On assiste à une tension entre la non-séparation public-salle (acteurs/spectateurs), les musiques nous appartiennent et le contrat, la situation, la convention « nous sommes au théâtre, on a payé un billet, nous ne sommes pas en boite de nuit, on ne peut donc pas aller danser sur scène, et en même temps on s’y sent invité – le spectacle nous en donne t-il l’espace de le faire ? Si oui, s’agit-il d’un réel espace physique ou d’un espace mental ? Le spectacle sert-il à franchir les conventions théâtrales ou à seulement les interroger ? Peut-on intervenir pendant le spectacle ? Y a t-il différents types d’interventions (créatives, violentes…) ? On a affaire à une projection du spectateur, on a envie d’être sur scène, d’être celui qui danse – mais la convention nous en empêche. Cette convention est amenée par le contrat occidental du théâtre qui intègre un certain nombre de codes à respecter. Régis Debray parle de rupture sémantique : ce qui se passe sur scène est différent de ce qui se passe dans la salle. Mais c’est Jérôme Bel lui-même qui prend le risque que le spectateur franchisse cette barrière invisible entre la salle et la scène. A un moment, le DJ a mi la musique The sound of silence de Simon and Garfunkel. Le volume de la musique étant très fort, je chantais dessus, et le DJ a coupé brusquement le volume, je me suis donc retrouvé à chanter toute seule la musique, sans plus aucun bruit. La convention qui veut que le spectateur se taise (sauf pendant les applaudissements) était rompue. Je ne me demandais pas si j’étais en tort ou pas, puisque le public semblait trouver ça surprenant et drôle. Jérôme Bel avait alors crée les conditions de ce « lâcher prise interdit », et a activé chez moi quelque chose de permissif. Puis le DJ a remis le son puis à nouveau baissé et je continuais de chanter. C’était devenu un jeu où les règles s’inventaient en direct, personne, pas même le metteur en scène n’avait pu prévoir ce déroulement. Cet aspect donne au spectacle quelque chose d’humble et de modeste de part son unicité. Le spectacle se créé différemment chaque soir.
Si ce spectacle tourne dans le monde entier depuis 17 ans c’est bien parce qu’il se passera toujours quelque chose de nouveau, les conditions créent de l’inattendu, le public est actif. Ce spectacle est définitivement performatif dans le sens où on est dans le présent, les choses adviennent. C’est aussi parce que les comédiens sur scène ont une puissante attention et une croyance pointue dans tout ce qu’ils font ; résultat : on les regarde avec beaucoup d’admiration et d’empathie.
Avec l’avant dernière chanson : Killing me solfty de Roberta Flack, les acteurs meurent à petit feu, ce qui provoque un effet de rééquilibrage d’énergie avec les spectateurs. Le spectateur récupère l’énergie que sont entrain de perdre les comédiens. Il créé ça pour dire « non » au contrat qui fait que le spectateur est passif devant une œuvre. Cela pose des questions sur le spectateur et sa démarche de venir voir du théâtre. Quand je suis à un spectacle, finalement je sacrifie ma vie, ça me « prend ma vie ». Je suis là, sur mon fauteuil, passif, devant une représentation, au lieu de vivre ma vie, moi-même. Au lieu d’aller danser sur du David Bowie, je regarde des comédiens danser sur du David Bowie. Je me décharge de ma responsabilité de vivre. Je délègue à des artistes. On demande à l’art de penser pour nous, d’être plus fort que nous. Avec ce spectacle qui n’apporte pas de réponse, Jérôme Bel nous propose un théâtre qui n’est pas là pour apporter des réponses, réfléchir à la place du spectateur, penser à sa place. Il lui redonne une place privilégiée, une place active. Il créé un rapport de force égal entre spectateurs/acteurs.
« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » Robert Filliou
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