RainForest / Cela nous concerne tous – Merce Cunningham + Miguel Gutierrez + Ballet de Lorraine
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. » par Eugénie Dal Molin.
Pour le centenaire du chorégraphe Merce Cunningham (1919-2019), le 29 novembre 2019, à la MC 93 de Bobigny, le Ballet de Lorraine présente deux pièces autour du travail du pionnier de la Post-Modern Dance. En première partie nous assistons à RainForest (1968). En seconde partie, Miguel Gutierrez crée une œuvre avec le Ballet de Lorraine Cela nous concerne tous (2019) en écho aux œuvres de M. Cunningham et au climat politique français de l’époque (mai 68).
PREMIÈRE PARTIE
La scénographie Andy Warhol, grâce aux Silver Clouds, lâchés ou suspendus dans l’air nous plonge dans un univers spatial. Les interprètes déplacent les ballons géants en dansant. On comprend que le danseur agit sur la structure scénographique durant la pièce. Cela se fait de manière aléatoire en fonction de l’endroit où sont tombés les objets au début du spectacle.
RainForest présente quatre danseurs, même si le terme quatuor n’est pas adapté car on assiste à des partitions dansées indépendantes les unes des autres. Le spectateur ne doit pas chercher à comprendre une dramaturgie, mais doit ressentir en quoi le mouvement du danseur à un effet kinesthésique sur son propre corps, c’est à dire comment un corps en mouvement, grâce à mon regard sur lui, me fait bouger. Les costumes nous laissent à penser que nous observons des identités presque identiques. Les corps se ressemblent de par leur musculature très développée. Les interprètes portent des académiques couleur chair, tachés de part et d’autre, ce qui nous laisse voir les contours du corps en enlevant la charge sexuelle que la nudité aurait pu induire.
Le travail chorégraphique de Merce Cunningham prône l’indépendance des partitions chorégraphiques de chaque danseur. On assiste donc à des individualités multiples se déployant dans l’espace. Les correspondances qui s’opèrent entre les danseurs sont minimes. Des duos se créent à certains instants sans pour autant qu’il soit question d’un rapport narratif entre les artistes. Le travail est basé sur la sensation induite par l’imaginaire de l’interprète, cela provoque le mouvement. « Je suis un centre », la phrase phare de M. Cunningham fait sens. On assiste à une danse technique. Les bras et les jambes sont souvent en chaîne ouverte. Cela ouvre à un imaginaire : des corps flottants, planants – comme bougés par l’air – entrecoupés de petits gestes rythmés. Cela crée de la dissociation dans le corps et une rupture de la musicalité du geste. L’œil du spectateur est surpris et l’effet kinesthésique est activé. Ce travail de changement d’énergie fait écho au travail du comédien car lui aussi sur scène cherche à varier les rythmes pour garder l’attention du spectateur.
Ici, les danseurs ont leur propre musicalité. Le geste a son temps d’action précis et n’est pas influencé par la musique. Pour RainForest, la composition musicale est de David Tudor, qui propose un univers cellulaire, ce qui renforce cette ambiance du cosmos. On est projetés dans l’espace, avec cette idée de lévitation. David Tudor, ayant été en relation avec le travail de John Cage, utilise des sons quotidiens pour faire musique. On entend donc des bruits de balles de ping pong juxtaposés aux sauts des danseurs. Ce principe de rencontre entre les arts après un travail indépendant de création est propre au processus de création de J.Cage et M. Cunningham.
DEUXIÈME PARTIE
Cela nous concerne tous est une pièce créée par Miguel Gutierrez pour le Ballet de Lorraine en hommage aux évènements de mai 68, et en parallèle au travail de Merce Cunningham. Le travail de Miguel Gutierrez gravite autour de la performance. La construction de Cela nous concerne tous va dans ce sens. C’est un moyen de voir ce qu’est devenu la performance en 2019 vis à vis de ce qu’elle a pu être dans les années 60.
Plongé dans l’univers de la Pop Culture, on découvre les danseurs en demi cercle sur un sol et fond rose acidulé. Les danseurs sont dans une prise d’espace collective car chacun rentre en fonction de la personne précédente qui se détache du cercle. Ils se regardent les uns les autres, chose que l’on ne trouve pas dans RainForest. Les costumes sont très loin de l’univers de M. Cunningham car les coupes sont larges et déstructurées. On perd le graphisme du corps par la superposition de tissus. Ici les danseurs expérimentent librement le mouvement en fonction du vêtement dans lequel ils se trouvent. Ils l’étirent, le déforment, se l’échangent. Les interactions entre eux sont basées sur l’aléatoire. Ils décident de s’échanger les vêtements, dans l’instant. Nous pourrions aller voir le même spectacle plusieurs fois sans jamais voir la même chose sur scène. Une question se pose : quelle est la frontière entre une performance et une pièce chorégraphique ?
La pièce s’organise grâce à un canevas d’improvisation dirigé. On voit ici en quoi le mot performance n’est plus du même ordre qu’à l’époque de M. Cunningham où les procédés mathématiques étaient au cœur de la création, ne laissant aucune place à l’improvisation. Aujourd’hui le danseur est co-créateur puisque chaque soir il invente de lui-même les mouvements en direct, même si ceux-ci sont cadrés par des consignes d’improvisation précises. Cette part de liberté est responsabilisante pour les danseurs, et demande une grande implication à chaque représentation. Cela permet de ne pas être enfermé dans une forme précise et donne la liberté à l’interprète de se réinventer tout en étant très proche des indications du chorégraphe.
Cette part d’improvisation a des vertus mais peut être risquée. Être dans la recherche de mouvement induit une introspection qui met une barrière entre soi et le spectateur. Comment arriver à être dans la découverte du mouvement instantané, être présent à soi, être en interaction avec les partenaires et généreux vis à vis du public, tout cela en même temps ? Cela est il transposable à la démarche créatrice au théâtre ? Ici en danse on se préoccupe essentiellement du corps, mais en théâtre nous devons prendre en compte la voix, le texte, l’espace, son partenaire et le public. N’y a t il pas trop de paramètres à considérer pour jouer sur de l’aléatoire et que la pièce reste lisible par le spectateur ? Chez M. Gutierrez, si le danseur est à l’initiative du mouvement, la définition de chorégraphe a évolué. Ici, il organise les différents pôles artistiques de la pièce, notamment en structurant l’espace. Ce qui réunit les danseurs c’est la manière dont est qualifié l’espace. Le chorégraphe construit les déplacements du groupe, les rendez-vous donnés par un leader. D’un groupe, où les identités gravitent indépendamment et en fonction de leur libre arbitre, s’organise des rendez-vous donnés par un meneur. Cela crée des images. On est ici face à un travail de l’imagerie. On voit se dessiner des tableaux mouvants, scènes d’extase, de communion, d’entre-aide, d’échanges etc.
Contrairement au travail de M. Cunningham, les danseurs utilisent leur voix pour transmettre un message. On entend, inlassablement, les interprètes répéter « Adieu ». Cet adieu crié, chanté, parlé dans les gradins, et sur la scène évoque le besoin de se détacher de ses paires : cette revendication propre aux évènements de mai 68. Par un système final de répétition, les interprètent cherchent à réveiller des sensations de joie et de communion chez le spectateur. On joue sur des moyens techniques, tels que l’utilisation d’une musique répétitive électronique, les projecteurs dirigés dans les gradins, les danseurs déambulant dans l’ensemble de la salle. Cet amas d’informations dirigé vers le spectateur a pour but de l’inclure à la performance. Perçu comme éloignés au début, les danseurs ont, à la fin du spectacle, une dimension de proximité vis à vis du public. On voit ici que le quatrième mur n’est pas respecté. On voit ici que la voix utilisée est le moyen choisi pour réunir. On comprend donc que la danse ne se conforte pas à la simple utilisation d’un corps aphone pour transmettre un message. On utilise les mêmes adjuvants qu’au théâtre. On peut dire que la performance de M. Gutierrez se veut pluridisciplinaire, mêlant tous les arts pour faire passer un message.
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