DÉDALE D’UN SOUPEUR – FUGUE 31
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice ») en formation au LFTP. » Par Paul Fraysse.
Présence spectrale sans papiers nous livre les cheminements d’une errance solitaire à l’heure de la mort, ou d’un étrange phénomène qui s’en rapproche.
Dans ce seul en scène, écrit sur mesure pour Romain Gneouchev par Rémy Bouchinet, nous embarquons pour une curieuse traversée du Styx où la parole, d’abord engluée dans des limbes éloignées refait surface pour finalement nous parvenir dans l’intarissable jaillissement d’une pensée bien vivante. Relevé sur ses deux jambes -sur lesquelles il s’apprête, sans le savoir encore, à rester immobile pendant les trois quarts de la représentation-, l’homme nous expose en ces termes l’objet de la logorrhée qui commence : « Et peut-être qu’en parlant je parviendrais à mettre des mots sur les vestiges de ce temps perdu qui veut jaillir à la surface. » Parler au présent en quête d’un passé qui disparaît sous nos doigts ; parler de la mort en attendant la mort, comme pour mieux la faire languir en même temps que de la faire venir. Le paradoxe est beckettien et le texte lui-même n’a de cesse de rendre hommage à son maître, car si l’« on ne peut nommer l’innommable », le fantôme du dramaturge irradie d’entre chaque lignes de cette prose.
La langue nous trouble par la conjugaison d’une poésie fulgurante et des images qu’elle convoque -« vierge comme le blanc de la neige »- et des virages de pensées qu’elle emprunte, qui sont autant d’associations d’idées baroques. En fin de compte, le souvenir se dérobe sous la langue qui perd ses mots pour exprimer la pensée : « Non… non non non l’image est partie » s’exclame le malheureux qui s’en mord les doigts… avant de repartir au combat : « Encore un petit effort / Je vais bien finir par me souvenir… ». Et c’est finalement elle, cette langue, tout à la fois torturante et sensuelle, qui redevient l’objet du monologue de l’homme. Parler pour parler en somme, voilà le voyage proposé par le fantôme. L’écriture de Rémy Bouchinet est corrosive, elle s’est accrochée à mon esprit et continue depuis de creuser son errance dans les profondeurs de ma conscience… D’abord on s’y perd, puis on finit par vouloir parler comme elle, tant son imaginaire est fécond.
Pour tenir la barre de ce récit sur la chute du corps, Romain Gneouchev propose une interprétation d’une étonnante délicatesse. Il nous entraîne dans le abîmes de sa rêverie comme on entrerait dans une danse. Le mouvement de la pensée est accompagnée d’une gestuelle choisie et d’une remarquable fluidité. Ce corps immobile de plus en plus poétique en même temps qu’incandescent* nous raconte les voyages de la pensée les plus inouïs. Le haut du corps est mouvant, comme en apesanteur, et au fil du spectacle le vertige devant l’absence de déplacement fait place à l’hallucination. A mesure que le temps passe, il nous semble en fait que l’acteur est un funambule, son fil est suspendu entre deux crêtes enneigées** et rien ne peut arrêter le flux de sa pensée qui divague, se penche et dégringole à nouveau dans un formidable « plaidoyer »… Pour quoi ? Pour qui ? Sinon pour l’extrême délectation d’un spectateur toujours cueilli par des adresses- public réjouissantes.
Enfin, la voix soigneusement modulée de Romain Gneouchev nous fait entendre les virages d’une raison vacillante au gré d’inflexions toujours plus musicales et lyriques. Avant de décrocher (et de décocher) des traits*** d’outre-tombe avec des résonances d’un grave bouleversant. Le rythme est d’orfèvre, on est perpétuellement happé par l’énergie des sens rendus à chaque mot et la virtuosité de cette parole ne nous laisse pas de répit. Jusque nous laisser ivre de cette bouleversante expédition sans retour dans un silence… de vie !
*la création lumière est signée Mathilde Domarle, je ne suis pas connaisseur donc décide sciemment de ne pas m’étendre sur la question mais il y aurait beaucoup à dire tant elle nous renverse **Jean Genet ***Trait d’orchestre : partie compliquée et particulièrement soutenue notamment pour soliste
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