Le monde fourmille comme les insectes sur un cadavre…
Quand donc finira cette société abâtardie par toutes les débauches d’esprit, de corps et d’âme ?
Alors, il y aura sans doute une joie sur la terre, quand ce vampire menteur et hypocrite qu’on appelle civilisation viendra à mourir ; on quittera le manteau royal, le sceptre, les diamants, le palais qui s’écroule, la ville qui tombe, pour aller rejoindre la cavale et la louve.
Après avoir passé sa vie dans les palais et usé ses pieds sur les dalles des grandes villes, l’homme ira mourir dans les bois.
[…] Il faudra que l’or s’épuise à force de passer dans les mains et de corrompre ; il faudra bien que cette vapeur de sang s’apaise, que le palais s’écroule sous le poids des richesses qu’il recèle, que l’orgie finisse et qu’on se réveille.
Alors il y aura un rire immense de désespoir, quand les hommes verront ce vide, quand il faudra quitter la vie pour la mort, pour la mort qui mange, qui a faim toujours. […] Quelques hommes encore errants dans une terre aride s’appelleront mutuellement ; ils iront les uns vers les autres, et ils reculeront d’horreur, effrayés d’eux-mêmes[…]. Que sera l’homme alors, lui qui est déjà plus féroce que les bêtes fauves, et plus vil que les reptiles ?
[…]
Triste et bizarre époque que la nôtre ! Vers quel océan ce torrent d’iniquités coule-t-il ? Où allons-nous dans une nuit si profonde ? Ceux qui veulent palper ce monde malade se retirent vite, effrayés de la corruption qui s’agite dans ses entrailles.
[…]
Et nous, quelle religion aurons-nous ?
[…]
Nous avons essayé de tout et nous renions tout sans espoir ; et puis une étrange cupidité nous a pris dans l’âme et l’humanité, il y a une inquiétude immense qui nous ronge, il y a un vide dans notre foule ; nous sentons autour de nous un froid de sépulcre.
L’humanité s’est prise à tourner des machines, et voyant l’or qui ruisselait, elle s’est écriée : « C’est Dieu ! » Et ce Dieu-là, elle le mange. Il y a -c’est que tout est fini, adieu ! adieu !- du vin avant de mourir ! Chacun se rue où le pousse son instinct, le monde fourmille comme les insectes sur un cadavre, les poètes passent sans avoir le temps de sculpter leurs pensées, à peine s’ils les jettent sur des feuilles et les feuillent volent ; tout brille et tout retentit dans cette mascarade, sous ses royautés d’un jour et ses sceptres de carton ; l’or roule, le vin ruisselle, la débauche froide lève sa robe et remue… horreur ! horreur !
Et puis, il y a sur tout cela un voile dont chacun prend sa part et se cache le plus qu’il peut.
Dérision ! horreur ! horreur !
extrait de Mémoires d’un fou, Gustave Flaubert
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