LEGACY – Nadia Beugré
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice ») en formation au LFTP.
Par Rémy Bouchinet
Il y a quelque chose de beau dans ces femmes aux seins nus qui courent, immobiles, et d’entendre dans le silence, la respiration du groupe ainsi que les pieds qui foulent le sol. Quarante minutes sur le plateau durant lesquelles l’individualité de chacune s’exprime brièvement à travers un soli. Dans cette course il y a l’effort, le courage qu’il faut pour être acteur quand ce n’est pas son métier : aller au plateau inexpérimenté, faire face au spectateur dans une fragilité liée au corps, à la nudité, à la course, à la performance physique et artistique. C’est que Nadia Beugré, dans son spectacle Legacy traite de la liberté. « Comment peut-on accroître sa propre liberté sans avoir à piétiner celle des autres ? Et donc puisque cela parle de liberté, cela parle aussi de risque. La liberté n’est pas quelque chose de donné, c’est un risque à prendre, c’est une lutte à mener. » Cette lutte, elle s’exprime à travers cette course de laquelle surgit une dualité certaine : La course est démunie de toutes les conventions que l’on peut habituellement lui attribuer : Elle n’a pas de fonction d’utilité, elle n’a pas de but, d’objectif ; c’est l’essence même de la course qui est une nécessité et qui lui donne naissance. Et cette naissance voit le jour grâce à la détermination de ces femmes, à l’objectif qu’elles se sont donné de courir qui est renforcé visuellement par un monticule de soutiens-gorge sur le plateau : « Courir, rien que courir, courir. Courir parce que les femmes sont des coureuses perpétuelles que rien n’arrête. ». La liberté à travers et au-delà de la lutte. Lutte des femmes pour s’imposer face aux hommes, lutte de ces amatrices pour s’imposer comme actrices.
Il y a dans ce travail avec des actrices-amatrices un retour à l’essence et à la naissance du théâtre. A travers la nudité, la chorégraphe pose la question suivante : Comment amener des amatrices à se rendre vulnérables sur un plateau sans qu’elles se sentent en danger ? Comment recréer un espace théâtral avec des néophytes ? Nadia Beugré puise la réponse dans les entrailles du théâtre, dans le sacré et le rituel : « Pour leur demander de se dénuder, j’ai inventé un espace rond, un espace traditionnel en Afrique qui représente l’espace de l’exposition, l’espace où on est prêt à recevoir des coups, à prendre des risques, où on fait des échanges, des rituels, des rencontres. ». Cet espace rond et cette notion de rituel réveillent les dithyrambes de la Grèce antique et les mystères du moyen-âge. Mais cette référence est plus qu’anecdotique, ce n’est pas une simple création chimérique d’un espace-temps singulier pour le confort des amatrices. Le rituel est présent dans toute la représentation. D’abord dans le rapport établi entre l’ensemble des femmes sur le plateau. A la course se rajoute la respiration enregistrée de la musicienne Manou Gallo, puis sa basse vient rythmer l’ensemble. Elle participe à l’effort physique de ces femmes, les rejoint également dans la lutte : « Je voulais travailler avec une musicienne qui transgresse les interdits. Les instruments de musique utilisés par Manou Gallo, les percussions et la guitare basse, sont joués par les hommes dans de nombreux pays d’Afrique […] les femmes doivent donc développer des stratégies de contournement pour transgresser ces interdits ». Et lorsque Nadia Beugré et Hanna Hedman entament un duo, et que les autres femmes sortent du plateau à la fin de la course, ces dernières ne disparaissent pas du dispositif pour autant. Dans cet espace circulaire dont la lumière englobe le spectateur, les amatrices redeviennent spectatrices, mais spectatrices-actrices. Une connexion a lieu entre ces femmes et les danseuses, à travers la tension qui se dégage de leur corps et de leur respiration altérée par la course. D’autant plus qu’elles reviennent ponctuellement sur le plateau.
Puis, il y a la transgression finale, celle presque taboue au théâtre : l’intégration du spectateur et la transmission d’une parole. Nadia Beugré agit directement avec le public. Lorsqu’elle n’est pas sur le plateau, elle passe parmi nous et propose de partager un alcool fort. En versant de cet alcool sur le dos de Hanna Hedman, elle intègre symboliquement le spectateur au processus : Il ne s’agit plus d’une représentation mais d’un rituel, l’alcool est le liant entre spectateurs et acteurs. Enfin les femmes s’adressent individuellement au creux de l’oreille des spectateurs. Elles racontent les légendes des amazones en Afrique, de ces femmes qui maniaient le coutelas et qui se sont battues contre les colons. Elles invitent les gens à se rendre sur le plateau, à se réunir en groupe pour partager ces histoires. La théâtralité disparait, il n’y a plus de représentation, mais un partage. Partage d’une connaissance. Dialogue direct entre artiste et spectateur. Dialogue à travers ces amatrices qui se font porteuses d’une parole. Et dans la salle, dans l’absence d’applaudissements de cette troublante représentation, certains spectateurs, les courageux qui sont allés sur ce lieu terrifiant qu’est le plateau, reviennent auprès de leurs proches et à leur tour transmettent l’héritage qu’ils ont obtenus.
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