2666 – Julien Gosselin
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Amandine Fluet
« Nous sommes théâtre, nous sommes musique. » 2666, Roberto Bolano, traduction Robert Amutio
Julien Gosselin, avec la compagnie « Si vous pouviez lécher mon cœur », issue en partie de la promotion 2009 de l’école du Théâtre du Nord, s’attaque à l’adaptation de 2666, récit fleuve du chilien Roberto Bolano, écrit en 2004. Cette œuvre de plus de 1350 pages (en version poche !) est considérée comme un des grands romans de notre début de XXIème siècle.
« Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d’escrime d’entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, où les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur. » 2666, Roberto Bolano, traduction Robert Amutio
Ce jeune metteur en scène de 29 ans, qui s’était fait remarquer avec une première mise en scène des Particules Elémentaires de Michel Houellebecq, a-t-il pris au mot ce passage du roman, qui qualifie par une mise en abyme la volonté de l’auteur.
2666 déroule en cinq parties autour de la notion du mal et d’une civilisation en quête de sens, l’histoire de personnages traversant le dernier siècle. Chacune des parties, écrite dans un style différent – on passe du roman policier au récit de guerre ou au vaudeville, s’attache à des personnes ou situations différentes, dont on ne connaîtra pas le destin ou l’issue. Seul véritable point d’ancrage commun, la ville de Santa Teresa, Mexique, hantée par des meurtres en série de femmes, non élucidés.
La mise en scène de Julien Gosselin respecte la linéarité de l’œuvre littéraire, toutes les parties étant annoncées sur écran et suivies d’un entracte.
Alors que les trois premières parties sont particulièrement fidèles à la narration, tout en en soulignant l’humour, moins perceptible à la première lecture, les deux dernières renouvellent davantage la théâtralité, mais au prix de coupes majeures dans le récit. On peut regretter notamment que la figure centrale, un écrivain resté anonyme qu’un groupe de conférenciers tente de retrouver, perde en fragilité et poésie.
La musique (création Rémi Alexandre et Guillaume Bachelé, et création sonore Julien Feryn), jouée en direct, est omniprésente, voire enveloppe le public jusqu’à saturation dans la troisième partie. Le décor (scénographie Hubert Colas) se transforme en permanence à partir de boîtes translucides mouvantes. Le parti pris est de faire évoluer les comédiens en majorité derrière des écrans retransmettant ce qu’il se passe derrière ou à travers ces vitres translucides ou voilées. D’ailleurs, à la toute fin, quand tous les comédiens viennent sur le devant de la scène, on s’étonne de voir l’assemblée des spectateurs imprimer un mouvement vers l’avant pour scruter enfin, après 9h de représentations et 3h d’entractes, le visage des comédiens.
La quatrième partie utilise majoritairement un procédé constituant en la projection des phrases du roman, accompagnée d’une musique entêtante, et entrecoupée d’épisodes joués par les comédiens. Il semblerait que la direction d’acteurs et la mise en scène évoluent à chaque partie, comme pour coller avec le style narratif changeant de Bolano, et qu’à ce moment-là les caractères soient amplifiés, car l’on approche parfois de la caricature. Les phrases projetées décrivent les rapports d’enquête des meurtres de femmes et, alors que dans le livre, la sensation de nausée atteint de plein fouet le lecteur, l’effet paraît moins réussi dans la mise en scène, même si dans tous les cas, l‘expérience est assez éprouvante.
Le spectacle est aussi à la croisée de tendances théâtrales actuelles qui nous interrogent en tant que jeunes comédiens et créateurs : l’usage de la vidéo et des procédés cinématographiques, de la sonorisation, et aussi de l’adaptation de matières littéraires. Ici, pas réellement de narrateur – a contrario d’autres adaptations en tournée – mais le comédien se fait l’écho de la narration autrement : beaucoup de monologues, utilisation du mode conférencier.
Les 13 comédiens, jouant plusieurs personnages et parlant diverses langues (anglais, espagnol, allemand…), nous embarquent avec eux dans cette adaptation très cinématographique, et nous laissent avec des questionnements sur le mystère de l’être humain, de l’horreur à l’amour.
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