Une maison de poupée – Lorraine de Sagazan Cie La Brèche
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Camille Jouannest
Pour que la pièce résonne avec notre époque, la metteuse en scène Lorraine de Sagazan a choisi d’inverser les rôles de la femme Nora et de son mari Torvald. La version de Ibsen illustre le contraste entre la sphère privée, traditionnellement attribuée à la femme, et la sphère publique, celle du travail et du devoir, attribuée à l’homme. Dans cette création, c’est Nora qui représente la figure dominante, une femme ambitieuse, pour qui le travail est une source principale de fierté et d’épanouissement ; tandis que Torvald tient la casquette de l’homme au foyer, sans emploi depuis deux ans, profitant de la réussite professionnelle de sa femme, on le voit virevolter chez lui en jogging entre sa guitare et des verres de vin, en opposition avec Nora, hyper active, élégante et soignée. Par ce renversement, la metteure en scène souhaite créer de nouveau le choc ressenti par les spectateurs d’Ibsen et permettre une véritable réflexion sur notre liberté, la difficulté à faire des choix pleinement assumés, l’injustice et la violence des nouveaux cadres qui nous étouffent encore et toujours.
Un des thèmes centraux de la pièce est celui du sexisme. On comprend que même si notre époque tend vers une égalité des sexes, il reste encore du chemin à parcourir. Mais la pièce va plus loin que ce seul constat. On assiste en direct à la désillusion de Nora concernant la vie qu’elle mène depuis 7 ans. Elle qui s’était vue comme l’incarnation de la femme moderne, qui avait réussit sur tous les plans, se retrouve anéantie à cause du mensonge de son mari. Plus que le sexisme, la pièce traite alors d’une part de la relation de couple, le non-dit, la confiance bafouée, l’apparence du couple parfait et d’autre part la ferme volonté d’indépendance et d’émancipation de la femme.
Les personnages secondaires de la pièce servent notamment à révéler le penchant du couple Nora-Torvald à tomber dans une sorte d’égoïsme et d’auto centrisme. Au moment des retrouvailles avec leur amie de longue date Kristine, Nora préfère s’étaler sans aucun scrupule sur sa réussite professionnelle plutôt que de parler de ses enfants ou de s’intéresser à ce qu’est devenue sa vieille amie, qui, l’apprenons-nous, a perdu son mari l’année passée. Aussi, lorsqu’ils apprennent que leur meilleur ami est sur le point de mourir, le couple ne semble pas vraiment affecté, ils ne perdent pas de temps à revenir sur leurs tracas bien à eux.
La disposition tri frontale interroge la place du spectateur dans l’œuvre théâtrale. Le spectateur qu’il soit assis devant ou sur les côtés fait partie du décor, il est dans leur salon avec eux. D’ailleurs, le personnage de Torvald invite le public dès le début à passer cette fête du 23 décembre qu’ils organisent chez eux, ce qui crée dès cet instant un jeu entre le réel et la fiction. Nous sommes alors plongés dans l’intimité du couple. Cette proximité avec le spectateur permet la possibilité de réagir avec lui et ajoute cette difficulté supplémentaire pour l’acteur qui ne peut plus rien dissimuler. Le public peut tout voir dans les moindres détails, telle de l’observation chirurgicale. Ce dispositif scénique exige alors une écoute et une vérité profondes dans la relation des personnages entre eux et dans la relation des personnages avec chaque spectateur.
Une autre particularité du spectacle qui en fait une pièce originale réside dans la part d’improvisation laissée aux comédiens à l’intérieur des scènes écrites. On assiste alors à un spectacle qui semble être fait presque sur mesure en fonction des spectateurs du soir. A titre d’exemple, un des comédiens disait après le spectacle que selon le jeu échangé avec son partenaire et l’atmosphère de la soirée, il jouait ou non le passage où il n’arrive plus à respirer, et monte sur la table les jambes en l’air pour tenter de retrouver son souffle.
Les gestes maladroits provoqués par les montées impulsives de colère des personnages créent un bordel festif et tragique à la fois, qui frôle en permanence l’accident ; mais la maîtrise constante des comédiens porte ce spectacle électrisant à la hauteur des grands thèmes abordés. Ce spectacle nous interroge sur notre volonté de s’affranchir de la morale pour se sentir vivant et ne jamais perdre de vue notre propre liberté.
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