Vania – Julie Deliquet/Comédie-Française
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Vincent Breton
Julie Deliquet, fondatrice du collectif In Vitro, s’empare d’Oncle Vania — et des comédiens-français — pour en offrir une réécriture cherchant à « retirer ce qui pouvait nous ramener trop directement à la Russie et nuire à une certaine forme d’universalité. »
Les quatre mouvements de la pièces sont rapportés en un lieu unique, la salle à manger de la propriété de Vania, lieu de vie de famille plus que jamais, qui voit se nouer les tensions et les drames personnels entre les différents duos de la pièce : Sonia et le médecin Astrov ; Astrov et Elena, femme du professeur Alexandre, père de Sonia ; Elena et sa belle-fille Sonia ; Elena et son mari Alexandre ; Alexandre et son beau-frère Vania, Vania et Elena, et enfin Vania et sa mère, Maria.
Chacune de ces relations est exploitée à fond, en donnant à chaque situation l’espace d’une parole plus libre et spontanée, dont on sent qu’elle s’est construite, d’après la méthode chère au collectif In Vitro, à partir d’improvisation, dans laquelle le texte original a ensuite été injecté. En sont créées des scènes familiales d’une densité palpable pour le spectateur qui peut se nourrir de chaque acteur présent au plateau : chacun interagit avec la situation, sans commentaire mais de manière propre à faire exister à tout instant les tensions et les enjeux.
Ces enjeux, souvent très locaux, peuvent soudainement prendre, sous la figure de la légèreté du dire quotidien, une portée plus transcendante. Ces montagnes-russes, qui sont une part de la difficulté technique du travail de l’acteur sur une pièce de Tchekhov, sont finement ciselées, prennent appui sur des micro-situations de frustration, de révélation d’un non-dit, d’une facilité sociale accordée par le temps, qui ne sont jamais négligées ni par la mise en scène, ni par les acteurs qui s’en emparent avec un sens de l’ici et maintenant assez jouissif.
La pièce bénéficie d’un dispositif bi-frontal, associé à la jauge réduite de la salle du Vieux Colombier, et à la consigne spécialement données aux comédiens de ne pas placer de 2ème et 4ème murs (ce qui est accentué par leurs passages dans les couloirs latéraux). Le spectateur n’en ressent que plus fermement l’intimité moite de la pièce. Nous sommes les témoins compatissants de l’émoi amoureux puis de la déception de Sonia, de la frustration et du manque de courage d’Elena, de la frustration aussi du médecin, homme de valeurs terre-à-terre, et contrepoint du professeur Alexandre, intellectuel déconnecté du réel, duo entre lequel se place Vania, qui se pose la cruelle question de comment occuper les quinze années qui lui restent à vivre, en se lamentant éternellement sur la mort de sa soeur, première femme du professeur, la jeunesse gâchée d’Elena, seconde femme du professeur, et ses occupations fermières destinées à nourrir la mégalomanie du professeur. Ce professeur, précisément, qui s’emploie à chercher l’émancipation intellectuelle, doit soudainement prendre conscience de ce qui le lie à cette basse terre, ce qu’il fuit, avec sa femme et sans sa fille, pour replonger la famille dans un nouveau statut quo, répétition d’un ancien, celui avant qu’il ne vienne vivre ici, chez Vania. Départ du médecin aussi, qui retourne à la solitude de sa profession, « loin des yeux loin du coeur », comme dit Elena à Sonia, éperdument amoureuse de lui.
Redécouverte d’un équilibre : la mère, le fils, la nièce. Équilibre cette fois-ci irrémédiable, puisque tous les liens avec le monde extérieur sont brisés. Si ce n’est à jamais, au moins pour l’hiver.
La place des acteurs dans le processus de création apparaît clairement lorsqu’on assiste à la représentation : les situations sont prises en charge avec une énergie étonnante pour des comédiens qu’on a l’habitude de voir plus posés dans une pesanteur du dire. Autre fait notable relativement aux habitudes de la Comédie Française : l’âge des comédiens correspond presque pour tous à ceux des personnages de Tchekhov, si on excepte Sonia, qu’on imagine plus jeune qu’Anna Cervinka, qui l’endosse. Son travail en particulier consiste à créer une Sonia qui s’oublie derrière les nécessités quotidiennes, donc qui va être un point de rotation important de la dramaturgie puisque ses sentiments — et leur expression quasi-hystérique — vont être l’élément déclencheur de la cascade finale qui conduit au départ du professeur et d’Elena. Une Sonia assez caricaturale, donc, parce qu’on a voulu souligner sa jeunesse, qui n’était pas celle de la comédienne.
Laurent Stocker donne à voir un Vania qui se sent dépossédé de son pouvoir, et qui se saoule pour compenser ses multiples frustrations qui se muent en psychorigidité : une grande agressivité démontrée à l’égard d’Elena et encore plus vis-à-vis du professeur, un humour noir toujours déplacé. Son jeu se rapproche en cela de celui qu’il avait fourni en jouant Néron l’année dernière dans le Britannicus de Braunschweig. Sa relation avec le médecin est donnée en franche camaraderie — de beuverie — avec une scène de soirée minable donc grandiose très réussie, dans laquelle déboule Elena (Florence Viala).
Elena est malheureuse parce qu’elle a fait un mauvais mariage, mais elle n’en est pas pour autant traitée comme soumise. La texte original lui donnait déjà une place importante, renforcée par la mise en scène, à laquelle Julie Deliquet a voulu donner « une tonalité plus féminine ». Sans trop savoir si cela signifie une place plus importante accordée aux personnages féminins, ou si le traitement des personnages masculins est moins caricatural et qu’on leur attribuera des sentiments plus nuancés… si tant est que cela soit féminin.
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