And so you see… – Robyn Orlin
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Vincent Breton
Le requiem de Mozart à fond dans des enceintes sous-dimensionnées, une forme vivante emballée dans un drap, qui tourne le dos au public, une caméra qui filme la forme et a dans son champ quelques spectateurs du premier rang, image rediffusée en direct en fond de scène. Autrement, un fauteuil (sur lequel est la forme), une parure rutilante adossée au dossier qui nous fait face, et le caméraman. Le dispositif de And so you see…, performance du danseur Albert Ibokwe Khoza sur une proposition de Robyn Orlin, nous invite d’emblée à questionner notre rapport à la médiatisation. Que doit-on regarder pendant cette performance ? Le dos du danseur en vrai, ou sa face, qui est aussi notre face, retransmise ?
Parce que cela semble important, précisons qu’Albert Khoza est Sud-Africain, noir, guérisseur traditionnel, acteur, danseur, chrétien, homosexuel et obèse. Ce dernier élément n’est pas précisé dans le programme mais est une des ressources majeures de la sensualité de la prestation, tant cette matière — la graisse et les formes et conséquences physiques de l’écoulement des liquides qui en découlent — nourrit l’amour et la joie dont traite ce spectacle.
Le danseur se transforme, endosse des costumes, se recouvre de matières diverses, engloutit de la nourriture presque avec le couteau, chante, crie, se fait laver par des spectateurs, dialogue avec une image mécanisée dansante de Vladimir Poutine au sujet d’un accord pour échanger des armes contre des diamants et de l’or, puisque Afrique, il suffit de se baisser dans son jardin pour en trouver. Mais en Afrique, on danse avec nos armes — des cravaches de majorettes —, on ne tue pas.
Pour moi, apprenti artiste, cette performance est très riche de propositions et d’ouvertures. Non seulement, c’est évident, en termes d’images, mais surtout en termes de procédés artisanaux, et d’organicité.
Premièrement, les procédés utilisés dans la performances viennent largement puiser dans la culture traditionnelle Sud-Africaine, histoire de traiter d’une jeunesse qui ne veut pas se construire en rupture avec son passé, qui veut pouvoir adhérer à des idées en provenance de toutes les cases que la société Sud-Africaine a créées après la fin de l’Apartheid. Ainsi, tantôt ce corps est une figure de la consommation de masse, notamment de nourriture, pur produit de la société moderne, tantôt c’est un danseur-chanteur qui nous fait entendre ce qu’on imagine être une racine culturelle, tantôt c’est un mélange des deux : une « nubian queen », parée de maquillage facial traditionnel et de bagues en plastique criardes. Et finalement, un collier de gri-gris qui sont en fait des poires contenant de la peinture bleue, et qui transforment notre reine en figure guerrière et céleste, lentement, en se caressant.
Ce travail entre également fortement en résonance avec celui sur l’organicité, qui est en outre un des axes de développement majeurs des artistes au LFTP. Ici, rien ne semble fabriqué. Chaque cri, chaque spasme ou pas de danse n’est qu’une manière de dire : « je suis ici, regardez-moi, regardez comme je suis beau. Voyez ce que j’ai en moi, ce que j’ai en moi c’est la liberté. »
Si je retiens un mot de ce spectacle, c’est celui de liberté. Liberté d’être ce qu’on veut et tout à la fois, d’être sincère dans des rôles qu’on voudrait séparer, de chanter comme nos ancêtres parce que c’est vrai, de faire remuer ses bourrelets parce c’est vrai aussi, de sentir sous ses doigts l’acidité d’une orange qui éclate et continue à exister dans une giclure sur le sol trop immaculé. Être un morceau de plastique et un être humain.
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