L’opéra de quat’sous – Wilson/Berliner Ensemble
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Ivan Marquez
L’histoire et le répertoire du Berliner Ensemble ne peuvent être dissociés de l’œuvre de Brecht. Le dramaturge, metteur en scène et théoricien de théâtre le plus important du XXème siècle en Allemagne a créé cette troupe pour mettre en avant sa vision engagée de l’art. En 1928, vingt ans avant la fondation officielle de la troupe, Brecht créa L’opéra de Quat’ Sous au Theater am Schiffbauerdamm (l’actuelle salle du Berliner Ensemble). Monter cette pièce emblématique avec le Berliner Ensemble au XXIème siècle implique une charge et une responsabilité artistique et historique indéniables. Cette responsabilité fut confiée en 2009 à Robert Wilson. Ceci est le fruit d’une collaboration entre Wilson et le Berliner Ensemble qui date depuis 1998 et qui n’a cessé de s’intensifier. Cette mise en scène permet à la troupe berlinoise de se réinventer et de se moderniser, tout en restant au plus proche des valeurs artistiques qui la fondent. Roger Planchon disait d’ailleurs qu’« après Brecht, l’œuvre la plus impressionnante est celle de Robert Wilson […] Il prouve qu’on peut faire des images qui ne soient pas ridicules par rapport à la peinture».
L’œuvre prolifique de Wilson est une des rares au théâtre à avoir une marque de fabrique clairement indentifiable au long des années. Il recherche une esthétique et une formalité épurée, maîtrisée qui utilise le langage théâtral pour créer des tableaux vivants. Sa mise en scène de L’opéra de Quat’ Sous ne fait pas l’exception. La lumière construit l’espace et le temps scénique de manière assumée. Tout chez Wilson est précisément structuré au point de sembler souffrir d’une phobie du naturalisme. Mais comme tout est à sa place dans cette cosmogonie totale de l’artifice, une organicité nouvelle, propre au théâtre, se dégage. Non seulement la lumière et la scénographie (qui se confondent en avec des objets/décors aux couleurs évocatrices) sont structurées, mais le jeu des acteurs l’est tout aussi. Chaque mouvement des comédiens est millimétré, clair et plein de vitalité. Ce travail est parfaitement bien mené par les comédiens du Berliner Ensemble, qui ont une maîtrise de leurs corps et de leur voix exemplaire. Ce travail s’assimile en forme au travail de masque que nous avons entamé au LFTP. La précision des mouvements est aussi source d’une énergie interne qui rayonne jusqu’au dernier rang de la salle. D’ailleurs, les tableaux de Wilson seraient un échec sans cette précision à fois individuelle et chorale. La recherche d’un rythme, d’une amplitude, et d’une coordination des mouvements ne peut pas être séparée de l’héritage du théâtre expressionniste allemand : tout cet artifice formel n’a pour autre but que de mettre en lumière l’expression de l’artiste comme être créateur. Pourtant, cette maîtrise totale du metteur en scène ne laisse pas les acteurs en dehors du travail de création. Wilson l’explique de cette façon : « En remplissant la forme, on peut commencer à en appréhender la texture et voir comment la personnalité des acteurs va s’y intégrer».
Cependant, la formalité extrême de Wilson produit un spectacle qui, bien qu’artistiquement magistral, s’éloigne du rôle politique du théâtre tel que Brecht le concevait. D’une part la mise en scène de Wilson est épurée au point que la misère et la violence entre les hommes de pouvoir ne sont pas palpables, ou deviennent des enjeux abstraits car ils ne sont portés que par le texte. Le propos contestataire et antisystème de Brecht est ainsi peu mis en valeur. Mais hormis le message de la pièce, le rôle du théâtre brechtien est d’éduquer la société des enjeux du XXème siècle. Pour Brecht, le théâtre était idéologique et permettait donner une voix aux contrecourants du moment. Or, cela est écarté et dissout dans le travail de Wilson et du Berliner Ensemble, surtout quand on connaît le prix des places.
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