Orfeo – Je suis mort en Arcadie – Achache/Candel/Hubert
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. »
Par Camille Jouannest
L’Orfeo est considéré comme l’un des premiers opéras de l’histoire de la musique. Basé sur le mythe d’Orphée et Eurydice où le héros grec essaye de sauver sa femme des Enfers, l’opéra est composé d’un prologue et de cinq actes. Le prologue explique le pouvoir de la musique et particulièrement le pouvoir d’Orphée dont la voix était si belle qu’elle réussissait à émouvoir les dieux, charmer les hommes et les animaux. Au moment du mariage, Orphée apprend qu’Eurydice est morte, mordue par un serpent ; il décide d’aller aux Enfers pour la sauver en chantant son amour et la fragilité du bonheur : « Tu se’ morta, mia vita, ed io respiro ? » (Tu es morte, ma vie, et je respire encore ?).
Le spectacle est une immersion dans différents langages qui racontent les étapes et les transformations intérieures d’Orphée. On passe d’un monde à l’autre, on glisse du profane au sacré, de la vie à la mort, de la puissance de la musique de l’opéra de Monterverdi aux arrangements actuels (saxo, trompette, contrebasse, percussions). Du rire à la mélancolie. Cette richesse en fait un conte poétique céleste.
Ce travail qui consiste à s’emparer d’une œuvre, de l’investir, se l’approprier et la redéfinir m’a rappelé celui de Sylvain Creuzevault et sa pièce Angelus Novus (au théâtre de la Colline), où il réinvente le mythe Faust pour en faire un AntiFaust.
Durant toute la représentation, j’ai été dans une écoute active, les sens ouverts à tout ce qui se passait. La particularité du spectacle est qu’il se passe plusieurs choses en même temps sur scène, l’œil et les oreilles du spectateur doivent donc être à l’affût de tout ce qui se passe. Le collectif réussit donc à faire du public un élément constitutif du spectacle, ce qui par cercle vertueux, rend le public encore plus présent et disponible à tout ce qui se passe.
La qualité de tous les artistes en scène est remarquable, ils vivent sur scène avec vitalité, force et disponibilité. Samuel Achache parle de kaïros : « c’est avant tout se montrer disponible, faire que l’instant résonne, habiter le moment, sur un fil, au confluent de toutes les énergies circulant sur la scène. » (Libération)
Le spectacle est débordant d’inventivité, de situations insolites et d’accidents (accidents pour le personnage mais toujours maitrisés et prévus par l’acteur) : pendant toute une scène, le sol de l’avant-scène du plateau a été savonné et les personnages se cassent la figure encore et encore. L’excellent acteur Vladislav Galard enchaine les actions loufoques et extrêmement drôles ; il se déplace sur les pointes des pieds, écartant ses grandes pattes, il communique en italien avec sa mère et son frère Orfée qui pourtant lui parlent en français !
La partie sur l’Enfer m’a particulièrement percutée compte tenu que nous avons travaillé en cours cette année l’Enfer de Dante. Le collectif s’en est largement inspiré et on retrouve un grand nombre de références à l’œuvre dantesque. Notamment une scène extrêmement drôle et surréaliste entre Charon (le passeur (:P) qui fait le lien entre la terre ferme et l’Enfer) et Cerbère (le chien (:C) à trois têtes chargé de garder la porte de l’Enfer pour surveiller les passages). Voici un extrait du dialogue (selon ma mémoire, donc non-exact) :
C : J’ai faim
P : C’est normal tu es Cerbère, et quand on a faim on est féroce
C : Oui mais je peux avoir à manger ?
P : Mais tu dois garder la porte des Enfers, donc c’est normal que tu aies faim. Il ne comprend rien… Putain moi qui pensais qu’avec 3 têtes, tu avais 3 fois de neurones, mais en fait il doit y avoir un effet d’annulation.
Cerbère s’endort (au lieu d’exécuter sa simple tâche)
P : Tu dors, je t’ai vu. Ne mens pas, j’ai vu tes 6 paupières fermées.
La scène est drôle et percutante car nous sommes à la fois plongés dans l’Enfer de Dante et à la fois dans un univers contemporain où on pourrait imaginer être en face de 2 gardiens de prison, qui s’ennuient, où il ne se passe rien pendant de longues heures, où les discussions sont creuses… à ce moment on aurait bien affaire à une satire sociétale. D’ailleurs, Charon finit par s’endormir, ce qui permet à Orphée de pénétrer en Enfer pour sauver son épouse.
Pour moi, ce spectacle est d’une haute qualité, il est éblouissant de créativité et de prise de risque. Grâce à ses dimensions fantasque, burlesque et philosophique, le spectacle réussit à éclairer le spectateur aussi bien de manière esthétique que de manière plus profonde, et pose de réelles questions sur les thèmes de l’amour, du bonheur, du pouvoir de l’art et de la mort.
Les deux comédiens Anne-Lise Heimburger (La Mamma, Proserpine) et Vladislav Galard (Pan, Charon) ont été très inspirants pour moi car ils dégagent un jeu magnétique. D’une part grâce à une grande technicité, leur manière de parler et d’être sur scène est très simple, naturelle et fluide. D’autre part, grâce à leur singularité et une sorte d’élégance respective aussi bien en tant que personnage qu’en tant qu’acteur. Aussi, j’étais absorbée par leurs deux voix que j’ai trouvées puissantes et maitrisées, elles m’ont embarqué dans différents états émotionnels.
Ce spectacle permet au spectateur de choisir (y compris physiquement) ce qu’il veut voir sur scène. Eugenio Barba parle de processus de sélection, le spectateur choisit de voir ce qui l’attire, et se rend compte que le spectateur assis à côté de lui, regarde parfois dans une autre direction, et donc a reçu une information différente. Barba nomme ce concept espace-fleuve. L’idée est de renforcer l’ordre allusif du spectacle et l’ambivalence de ses stimuli sensoriels. Pour éviter que le spectateur ait une impression d’émiettement, le metteur en scène doit manipuler délibérément les éléments à voir en priorité, pour que le spectateur suive malgré tout la dramaturgie principale. Ce concept est utilisé avec brio par Samuel Achache et et Jeanne Candel et c’est d’ailleurs ce qui m’a donné cette impression d’être active et très attachée à ce que je voyais du début à la fin (malgré ma grande distance par rapport à la scène).
Le spectacle est surprenant car plus il avance plus on découvre l’étendue du talent des artistes. Ce mystère dévoilé au fur et à mesure de la pièce permet d’avoir l’attention et la curiosité en permanence sollicitées.
Tous les gestes artistiques, les codes du chant, de la musique et du théâtre sont réinventés (la manière de tenir l’instrument, la disposition des chœurs, les chanteuses lyriques habillées en short…) par le collectif pour le collectif. Toutes ces bizarreries prennent de la grandeur et de l’élégance car elles sont incarnées simplement, avec authenticité et audace.
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