La Reprise – Histoire(s) du théâtre – Milo Rau
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. » Par Mathilde Bellin.
En tournée en France et notamment aux Amandiers à Nanterre, et après un passage par Avignon où la pièce a rencontré un grand succès, La Reprise – Histoire(s) du théâtre de Milo Rau dépoussière radicalement la tragédie, cette « machine infernale », « remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout au long d’une vie humaine » (COCTEAU, Jean. Ihsane Jarfi“La Voix”, In : La machine infernale, Paris, Ed. Grasset, 1934, p.36.), comme Cocteau aimait à la décrire.
Sauf qu’ici, point de déités, point de sacré : le fatum n’est que le symptôme de la bêtise humaine et de son absurdité, une manifestation du nihilisme qui consume les laissés pour compte d’une région dévastée par le chômage. Comme un écho à Genet,la violence ainsi s’expose sur scène, et « nous montre nus, nous laisse hagards.» (GENET, Jean. « Avertissement au balcon », 2ème édition Marc Barbezat, Décines, 1960, pp. 7-8.)
La « machine infernale », ce sont tous les moyens théâtraux etles outils cinématographiques mis en oeuvre par Milo Rau dans le dessein de nous raconter l’histoire d’Ihsane Jarfi, un jeune homme homosexuel tabassé à mort puis abandonné nu et agonisant le long d’une route dans la banlieue de Liège. Comme à son habitude, Milo Rau prend comme point de départ un fait on ne peut plus réel, ici fait-divers, crime homophobe survenu en Belgique en 2012, pour interroger les manifestations de la violence et de la banalité du mal. La Reprise n’est donc pas vouée à parler de l’homosexualité : elle traite des racines de la violence et de ses manifestations idiosyncratiques.
Sous l’égide de l’International Institute of Political Murder, l’IIPM, qu’il fonde en 2007, Milo Rau convoque depuis plusieurs années des morceaux du réel sur le plateau, il s’appuie sur des récits documentés qu’il traite avec hyperréalisme, comme par exemple l’affaire Marc Dutrou, le génocide rwandais ou encore le procès du dictateur Ceausescu. Le titre du spectacle, qui fait référence à Jean-Luc Godart et à sa série de films intitulée Histoire(s) du cinéma, rend en quelque sorte hommage au cinéaste : le directeur du théâtre de Gand convoque lui aussi les artifices du cinéma pour décrypter et raconter cette histoire d’une violence sidérante, et ce notamment par l’entremise d’une caméra, manipulée au plateau par un chef-opérateur omniprésent.
Issu de la sociologie et fervent adepte de la démarche journalistique, Milo Rau se revendique du théâtre documentaire, et mène pour ce faire de longues enquêtes à chacune de ses créations. Pour La Reprise – Histoire(s) du théâtre, l’équipe ira jusqu’à rencontrer les parents de la victime ainsi que son ex-petit ami, visiter l’un des meurtriers en prison afin de l’interroger, ou encore se rendre sur les lieux du crime et se familiariser avec eux. Nous touchons ici à ce qui caractérise le « Manifeste de Gand », écrit par Milo Rau, et qui préconise notamment des temps de répétition et de recherche en dehors du théâtre, dans les tréfonds mêmes de ce monde pétri de violence et de barbarie que Milo Rau tente indéfectiblement de décrire. Mais le « Manifeste de Gand » va bien plus loin que la simple idée de faire un théâtre documentaire : « Il ne s’agit plus seulement de représenter le monde. Il s’agit de le changer. Le but n’est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle. »
Dans La Reprise, le réel rattrape la fiction, à moins que ce soit l’inverse ; représentation et réalité fusionnent dans un jeu de dupe habile ; ce qui se réclame du réel appartient bel et bien au monde de la fiction, là où ce qui devient fiction se nourrit pourtant du réel. Le chapitre 4, celui de l’Anatomie du crime, incarne le mieux cette porosité entre le vécu, et l’invention. La scène frôle l’insoutenable. On y voit Ihsane Jarfi se faire passer à tabac, on le rue de coups, on le dénude, on lui pisse dessus. La phrase de Genet encore en moi résonne ; « que le mal sur la scène explose, nous montre nus, nous laisse hagard »… Milo Rau et son équipe reconstituent donc le crime, dans toute son horreur, mais aussi et surtout toute sa médiocrité. La double dialectique entre théâtre et cinéma qui se chevauchent simultanément au plateau ôte à cette scène tout voyeurisme : le cinéma et son traitement hyper-réaliste nous éprouvent jusqu’à l’inadmissible, là où les coups des acteurs dans le corps de Tom Adjibi sonnent faux, et trop peu crédibles désamorcent cette suffocation. Ces allers-retours entre théâtre et cinéma, où l’esthétique de l’un contredit et enrichit l’esthétique de l’autre, sont menés avec maestria.
Milo Rau épuise d’abord le réel, pour finalement l’épaissir et le sublimer en revenant au théâtre et à ses artifices les plus primaires, une fausse gifle, un faux coup ; à l’image de ce poème de Wislawa Szymborska, qui nous raconte que le plus bel acte de la Tragédie, c’est bien le sixième, celui de la convention, celui de l’artifice, celui où les acteurs se relèvent, en ligne, face à nous, les mains pleines de sang, pour saluer. Ce poème, récité par Tom Adjibi à la fin du spectacle, est la clé de compréhension du mode opératoire des acteurs, qui jouent avec une grande distanciation, et oscillent constamment entre registre épique (ils se font le relais d’une parole-témoin) et registre dramatique (par une incarnation sensible et discrète de chacun des rôles devant la caméra). Par exemple, lors de la première partie, dédiée à la présentation des acteurs (chose d’habitude rare, voire inexistante), Tom Adjibi, Sara De Bosschere, Suzy Cocco, Sébastien Foucault, Fabian Leenders, et Johan Leysen jouent à reconstituer la genèse de la pièce, et endossent leur propre rôle : acteurs amateurs comme acteurs professionnels, tous se présentent tels qu’ils sont, déclinent leur propre identité et leur parcours, et toutefois concourent au mécanisme du Théâtre qui se met en branle sous nos yeux.
C’est là le deuxième point du « Manifeste de Gand » : « Le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public. » On y voit donc le début de cette création se rejouer sous nos yeux, mais agrémentée de fantasmes, à l’instar de Sara De Bosschere qui réclame à Fabian Leenders un baiser, puis une gifle, pour éprouver les limites de ce qu’il peut faire sur scène, et voir ainsi s’il sera apte à raconter l’histoire d’Ihsane. Car, évidemment cette première partie fait écho à la fin, à la brutalité du meurtre et à la mort, non pas de l’acteur, mais du personnage. Personnage quand il chante Cold Song de Purcell face au public, le visage baigné de sang. « Nous laisse hagard »…
Bouleversant, donc. Happée par ce code de jeu à la fois complexe et discret, tout en retenue, il m’a fallu quelques jours pour comprendre ce qui se tramait d’important, à mon sens : ici l’acteur est donc « un livreur de pizza », et c’est bien « la pizza qui compte » (c’est Johan Leysen, extraordinaire acteur, qui nous tient ce propos en début de spectacle). Remplacez donc « pizza » par « parole ». L’acteur (dé)livre la parole d’un autre, de celui derrière les barreaux -Fabian Leenders-, de celle qui ne parvient pas à pleurer son fils -Suzy Coco- ou de celui qui a vécu et ne vit plus -Tom Adjibi-, tout cela teinté d’un savant mélange de distance (l’acteur n’est que témoin, ou plutôt relais) et de sensibilité (il est aussi réceptacle de cette parole). Loin, très loin, des terres manichéennes.
Voilà qui donne matière à réfléchir pour nous, jeunes acteurs en formation au LFTP, qui côtoyons les plus grands personnages, les plus turpides, les plus sordides, et essayons de faire nôtres leurs histoires.
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