L’absence de père – Lorraine de Sagazan
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. » Par Lorenzo Antoniucci
Après une formation au Conservatoire d’Asnières puis au CFA, Lorraine de Sagazan se met ensuite aux côtés de T. Ostermeier pour se former à la mise en scène. Par la suite elle montera Ceci n’est pas un rêve (2014), puis Démons (2015), Une maison de poupée (2016), puis Une poupée barbue (2017), Les règles du jeu (2018) et enfin L’absence de père (2019). En 2015 elle fonde la compagnie La Brèche. Un des aspects principaux de leur travail est la constante exploration des possibilités d’un théâtre extra-vivant, introduisant constamment du réel dans la fiction, questionnant ainsi la nécessité de raconter l’humain sur scène.
Dans notre Laboratoire nous apprenons que ce qui est contemporain, au théâtre, n’est pas seulement ce qui est de notre temps, mais aussi ce qui est traduit pour notre temps. Lorraine de Sagazan dans sa création L’absence de père s’attaque au Platonov de Tchekhov et accomplit ce travail de transposition dans notre époque. Alors c’est quoi Tchekhov en 2019 ? Ce géant de la dramaturgie russe parvient à mettre à nu la société et, plus largement, l’être humain dans sa totalité. Mais le XXIe siècle est l’ère des réseaux sociaux, des selfies, des personnalités réduites entre 120 et 200 caractères… En somme nous avons maintenant le droit de choisir, changer et biaiser notre apparence à volonté. Cette image que nous créons de nous-mêmes est ensuite figée comme un tableau sur le net et tout le monde peut y accéder. Alors à quoi bon tenter de mettre à nu une société sur le plateau, alors qu’elle le fait déjà d’elle-même ? Parce que ce ne sont que des images, rien n’est vrai.
Lorraine de Sagazan traduit cette pensée au travers d’un système quadrifrontal. De tous les côtés les acteurs sont regardés, tout chez eux doit jouer de manière à ce que l’on voit, jusqu’aux mouvements les plus infimes, ce que les dynamiques sociales écrites par Tchekhov font sur les corps et les existences de ces individus là. Ce système se met donc dans la continuité de l’étude de l’humain par La Brèche, car non seulement, comme on l’a dit, les acteurs ne peuvent échapper d’aucun côté aux regards des spectateurs, mais les spectateurs aussi sont soumis à ce même regard omniprésent. À travers une cadence précise de stops, les acteurs laissent au spectateur le temps de respirer le personnage, d’en voir les failles et le monologue intérieur, montrant ainsi l’humain des bêtes humaines de Tchekhov, ce qui les rends « comme nous ».
Ainsi on passe d’une compréhension inconsciente de notre société – un subir accepté – à une vision consciente de cette même société sur et par le plateau. « Nous ne sommes que de la matière qui a conscience d’elle-même » disent-ils, et cela vaut aussi bien pour le travail de l’acteur qui doit jouer pour chaque côté du public, mais aussi pour le spectateur qui en regardant (se) comprend. En effet « théâtre » vient du grec Théatromai et veut dire à la fois regarder et se regarder, et c’est bien ce que Lorraine de Sagazan et sa troupe montrent sur le plateau en s’aidant du texte de Tchekhov.
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