LES FRÈRES KARAMAZOV – SYLVAIN CREUZEVAULT
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice ») en formation au LFTP. » Par Paul Fraysse.
Alors que la réunion de famille Karamazov bat son plein au monastère d’Aliocha et que chaque convive contribue à l’escalade du scandale, le starets Zosima dit à Ivan, le frère cadet qui fait part de ses théories athées dans les journaux : « le martyr aime parfois à se divertir de son désespoir ». Comme par goût du sarcasme, Dostoïevski livre ici toute la morale de son immorale bouffonnerie romanesque, par la voix du très saint starets et il semblerait que l’adaptation de Sylvain Creuzevault des Frères Karamazov au Théâtre de l’Odéon – donné du 22 octobre au 13 novembre 2021 – réussisse avec brio à la mettre en scène et à lui donner vie.
Comment Sylvain Creuzevault parvient-il à « faire théâtre » à partir d’une œuvre aussi romanesque que les Frères Karamazov ? Sans doute cette éclatante adaptation tient-elle à ce que le metteur en scène a su composer à partir de l’esprit du roman. L’effort de traduction ne s’arrête pas à la simple mise en voix des dialogues* mais cherche plutôt à explorer, en placardant des slogans sur les murs blancs du décor, en superposant différentes temporalités narratives ou encore en filmant la dernière partie du roman sur le procès de Dmitri à la manière d’un reportage télévisé, les démons qui hantent l’ouvrage et son auteur. Ces procédés de traduction théâtrale offrent en fait une distance éclairante sur le roman et n’entravent pas la restitution de la fable, car le spectacle conserve la linéarité du récit tout en l’accélérant, et l’épurant. A l’arrivée, c’est la substantifique moelle du roman qui est délivrée de son livre, son esprit décadent et profondément bouleversant.
Les débats d’idées philosophiques, religieux, sociales sont mis en relief par des systèmes forts et des choix esthétiques toujours étonnants. La discussion sur la théodicée** entre Aliocha et son frère Ivan se fait autour d’une soupe de poisson et accompagnée d’une bière comme pour compenser le trouble existentiel et métaphysique de l’intellectuel exalté par une mise en jeu très triviale. Au retour de l’entracte, on assiste à la fuite de Dmitri à Mokroïe et le rideau de scène s’ouvre alors sur un voile transparent qui laisse voir une boîte de nuit vide où se jouent les retrouvailles passionnées de Dmitri et de Grouchenka. Là, le système de boîtes de jeu séparées permet d’apposer deux moments de vie de Dmitri dans une même continuité dramatique. On assiste à l’échec de ses trois tentatives de suicide en avant-scène puis à la confrontation avec une Grouchenka d’abord impitoyable puis radoucie et sensuelle. Derrière cet écran transparent, la soirée à Mokroïe et la confrontation avec l’amant Polonais de Grouchenka nous apparaît comme un épisode étrange du destin de Dmitri, une figuration mentale proche de la rêverie où les paroles semblent désincarnées, éteintes, nébuleuses. Cet espace-rêvé est brutalement détruit par l’intervention d’une équipe de police qui met les amants en joue, Dmitri en cage et retire les gélatines de couleurs des néons. Enfin, les pommes qui tombent d’un cageot dès la deuxième scène et réapparaissent en bord de scène dans la dernière partie du spectacle, sont une allusion tragique au différend financier qui pèse sur la famille. Ce motif scénographique s’éclaire lorsque Smerdiakov raconte, à la fin, qu’après avoir assassiné le père, il a caché les 3000 roubles près des pommiers de la propriété. Tout au long du spectacle, Creuzevault redouble d’inventivité pour faire entendre les obsessions d’un des plus grands roman de la littérature russe.
L’irrévérence, la bouffonnerie*** et la dérision dostoïevskienne, sont également mis en valeur par la frénésie du jeu des acteurs.Tout en suivant le plus souvent la lettre de la traduction d’André Markowicz, les personnages épousent parfois des registres de parole plus familiers et contemporains, et l’on reconnaît par moment les jaillissements géniaux de fécondes improvisations d’acteurs. Là encore, c’est l’esprit du texte qui est célébré, et l’on ne savoure que mieux l’accès des acteurs aux souffles intimes de leurs rôles. Nicolas Bouchaud dresse par exemple un portrait stupéfiant du père Karamazov grâce à un débit de parole survolté qui nous révèle tous les excès de cet obscur noceur. L’interprétation virtuose du personnage de Dmitri Karamazov, par Vladislav Galard, instable et virevoltant, rappelle les ressorts de jeu, tout en ruptures et en corps désaxés, de comedia dell’arte et parvient en cela à nous dévoiler la dimension éminemment farcesque de ce roman. Creuzevault parle de son théâtre comme d’un théâtre « cardiaque »****, or ces énergies exaltées construisent un spectacle à combustion rapide – 3 heures 15 en réalité – qui s’adapte parfaitement à la démesure de la « bassesse karamazovienne ».
NOTES
* à ce sujet, Antoine Vitez défend l’idée que l’entreprise d’adaptation d’un roman au théâtre doit intégrer l’atmosphère de la narration et « l’épaisseur romanesque » (dans le Théâtre des Idées à propos de sa mise en scène des Cloches de Bâle de Louis Aragon)
** Justification de la bonté de Dieu en dépit du mal qui existe dans le monde (definition CNRTL) *** lire à ce sujet l’extrait de la « lecture des Frères Karamazov » par Jean Genet dans la feuille de salle du spectacle
**** Sylvain Creuzevault : « Dostoïevski, avec Les Frères Karamazov, fait une farce de l’échec du socialisme », Par les temps qui courent, novembre 2021, France Culture
Crédit photographique : Simon Gosselin
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