EVERYWOMAN – MILO RAU
« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice») en formation au LFTP. » Par Clément Istre.
Le metteur en scène Milo Rau et l’actrice Ursina Lardi s’inspirent de la pièce de théâtre Jedermann de Hugo von Hofmannsthal qui met en situation une rencontre avec une allégorie de la mort. Leur seul en scène, Everywoman, interprété par Ursina Lardi, est également né d’une correspondance entre l’actrice et Helga Bedau. Cette dernière, spectatrice de la Schaubünhe de Berlin, a écrit à Ursina Lardi pendant la crise du Covid pour lui confier qu’elle regrettait de ne plus pouvoir aller au théâtre à cause du confinement, qu’elle allait bientôt mourir d’un cancer du pancréas et qu’elle souhaiterait remonter sur scène une dernière fois, après avoir joué dans sa jeunesse le rôle de Rosaline dans Roméo et Juliette. Le dialogue qui s’est ouvert entre les deux femmes est ensuite devenu le sujet principal d’Everywoman.
Dès lors, il est clair que Milo Rau, comme a son habitude, joue ici avec la réalité transposée au plateau. Il fait donc apparaître, en vidéo, cette amatrice de théâtre, et la pièce raconte sa correspondance réelle avec l’actrice qui joue au plateau. Cette utilisation du réel met le spectateur dans un questionnement constant sur ce qui relève de la réalité et ce qui relève de la fictionnalisation, ce qui veut dire que le spectateur croit à la réalité qui lui est donnée à voir comme telle, donc que le théâtre a lieu. Dans cette volonté d’un théâtre du réel, l’actrice brise le quatrième mur dès le début de la pièce, elle s’adresse au public directement pour raconter sa propre histoire, en jouant donc sur le présent de l’acte théâtral, l’ici et maintenant. En tant qu’apprenant au LFTP, cette dimension du jeu théâtral fait écho à ce que nous traversons notamment dans notre travail actuel autour du théâtre d’Angelica Liddell : comment apparaître sur le plateau ici et maintenant, sans prétendre faire croire à l’illusion d’un personnage mais en étant rien d’autre que nous-même, à l’instant présent. Comment faire pour que notre acte théâtral ne s’en trouve pas diminué par un jeu trop quotidien ? Ursina Lardi réussit ici cet exercice en injectant dans son jeu naturaliste l’intensité et la dimension extraordinaire nécessaires pour que le public croit à son histoire tout en y trouvant un intérêt plus grand. On se rend compte aussi que le naturalisme peut aller de pair, dans cette idée d’ici et maintenant, avec la dénonciation des procédés théâtraux, par exemple avec la pluie que l’actrice fait tomber sur scène en actionnant un simple robinet. Cette utilisation à vue des artifices théâtraux permet également à la pièce de ne pas sombrer dans le pathos en dévoilant au spectateur les procédés de l’illusion mis en place. On remarque également que Milo Rau met en place un système qu’il utilise fréquemment dans sa dramaturgie. En effet, il annonce à l’avance des éléments qui vont avoir lieu plus tard dans la pièce. Ce procédé brise l’illusion et nous en dévoile les ficelles, ce qui nous permet de prendre une distance supplémentaire nous faisant mesurer la dimension théâtrale de l’action et empêchant cette dernière de devenir trop petite.
Cette ambivalence entre la réalité et le pas de côté que fait Milo Rau par rapport à cette dernière est également visible dans la scénographie. En effet, rien sur le plateau ne montre une ambition d’emmener le spectateur ailleurs que dans le présent de l’acte théâtral. On y voit très sobrement un piano qu’Ursina Lardi va utiliser au cours de la pièce, sur lequel sont posés des cadres contenant des photographies, qu’on imagine appartenir à la vie personnelle de l’actrice. Cependant, de l’autre côté de la scène, un autre élément nous questionne : un gros rocher, posé sur le plateau, qui brise le naturalisme de la scénographie. On peut le voir comme une première annonce indiquant que le jeu du présent ne nous empêchera pas d’ouvrir des brèches plus poétiques, ce qui se produit plus tard. En effet, l’image fait son apparition avec la projection d’une vidéo mettant en scène Helga Bedau, la correspondante de l’actrice, qui dialogue alors avec Ursina Lardi sur scène. Helga Bedau dans la vidéo devient l’incarnation de la mort en solitaire, installée à une table d’où tous les convives s’effacent les uns après les autres. La vidéo dénonce immédiatement la fictionnalisation du récit puisque le spectateur sait que la vidéo n’est pas en direct et que le dialogue est donc truqué. De plus, la vidéo apparaît comme non naturaliste, Helga Bedau apparaissant seule sur un fond noir, assise à cette grande table vide sur laquelle on sent que les objets sont soigneusement mis en scène. L’univers de la vidéo est beaucoup plus poétique, avec en prime un lent dé-zoom qui laisse peu à peu voir l’entièreté de la table qui semble posée au milieu de nulle part. La vidéo est utilisée ici, comme souvent chez Milo Rau, comme une brèche poétique dans l’instant présent du plateau. L’illusion est finalement entièrement brisée au profit de la dimension poétique du geste théâtral lorsqu’Ursina Lardi passe du plateau à l’écran pour rejoindre cette femme à la table dans la vidéo.
En tant que créateurs en exercice au LFTP, cette mise en scène nous renseigne sur la manière dont il est possible, techniquement et dramaturgiquement, de penser des allers-retours entre l’ici et maintenant et des brèches qui ouvrent sur le registre poétique, permettant d’emmener le spectateur ailleurs.
Crédit photo : Armin Smailovic
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